Rob Rom­bout, la mise en scène du réel

par Bertrand Gevart

Cinergie.be, novem­bre 2022

Si le débat qui oppo­sait les formes et les car­ac­téris­tiques con­sti­tu­tives de la fic­tion face au doc­u­men­taire est main­tenant plus que révolu dans les études ciné­matographiques, il n’en demeure pas moins que des traces de ce débat sub­sis­tent encore au cœur des insti­tu­tions qui con­tin­u­ent d’opérer des dis­tinc­tions. Il est pour­tant plus qu’entendu, en regard du tra­vail de certain.e.s cinéastes, que les con­tours de la fic­tion et du doc­u­men­taire entre­ti­en­nent des liens par­ti­c­uliers qui ont par­fois ten­dance à s’entremêler.

Extrait d’Ams­ter­dam Sto­ries USA, par Rob Rom­bout et Roger van Eck, 2013

Revenant sur les fonde­ments de ce débat et exam­i­nant les modal­ités des ren­con­tres fécon­des entre le doc­u­men­taire et la fic­tion dans le ciné­ma de Rob Rom­bout, Marc-Emmanuel Mélon (pro­fesseur à l’Université de Liège) livre un ouvrage pas­sion­nant sur le cinéaste belge qui ne s’inscrit pleine­ment dans aucune des deux caté­gories mais se situe dans un inter­stice qui nous aide à repenser les enjeux d’une telle ren­con­tre.
Le livre Rob Rom­bout, la mise en scène du réel paru aux édi­tions Yel­low Now (2022) est remar­quable, tant pour les afi­ciona­dos du ciné­ma de Rom­bout, qui fab­rique ses films à par­tir de frag­ments épars de réal­ité, nous empor­tant à tra­vers un voy­age au cours duquel éclosent des micro réc­its de vie, que pour les per­son­nes voulant décou­vrir un ciné­ma qui ques­tionne des thé­ma­tiques comme la lib­erté et l’existence, qu’elles soient matérielles, sociales, cul­turelles ou raciales. Tous ces frag­ments de vies, ces ren­con­tres, ces lib­ertés, se retrou­vent au cœur du dis­posi­tif ciné­matographique que déploie Rom­bout, dis­posi­tif s’apparentant à une véri­ta­ble con­stel­la­tion.
La struc­ture du livre retrace tout d’abord les enjeux esthé­tiques de la fic­tion et du doc­u­men­taire dans l’œuvre du cinéaste avant de s’intéresser plus en pro­fondeur à des analy­ses de séquences pas­sion­nantes nous per­me­t­tant de sur­v­ol­er, de manière ful­gu­rante, plus d’une dizaine de films.
Dans la par­tie intro­duc­tive, Marc-Emmanuel Mélon ne manque pas de pos­er immé­di­ate­ment les balis­es à pro­pos des dif­férences théoriques entre le doc­u­men­taire et la fic­tion tout en soulig­nant le prob­lème d’une telle dis­tinc­tion : « Si cette dis­tinc­tion est aujourd’hui plus ardue à opér­er, tant nom­bre de films con­tribuent à l’embrumer, il n’en reste pas moins vrai que la dif­férence sub­siste entre ces deux façons d’interroger le monde et d’en ren­dre compte… on sait par con­tre que tout film, quel qu’il soit, par divers moyens filmiques et péri­filmiques, pro­pose un pacte auquel le spec­ta­teur adhère où non selon ses attentes et ses gouts ciné­matographiques. ».
Il retrace depuis les pho­togra­phies d’Eugène Atget jusqu’à l’ouvrage Intro­duc­tion to Doc­u­men­tary de Bill Nichols avant d’arriver à Rob Rom­bout qui sem­ble avoir élaboré, au fil de ses films, « un pro­jet répon­dant à une inten­tion fon­da­men­tale, faire œuvre en ciné­ma ». Il n’est pas éton­nant de con­stater qu’à tra­vers cette for­mule énig­ma­tique de « faire œuvre en ciné­ma » se cache un rap­port sin­guli­er au médi­um ciné­ma. Selon Marc-Emmanuel Mélon, le cinéaste ne cesse de proclamer « la pri­mauté de son regard et exploite toutes les pos­si­bil­ités du lan­gage ciné­matographique, le cadrage, l’échelle des plans, la mise en scène, la pose, le mon­tage arbi­traire et même la fic­tion pour faire un film qui soit avant tout, non pas une pure créa­tion, mais un regard sub­jec­tif sur le monde ».

« Écrire et con­cevoir un doc­u­men­taire avec les méth­odes de la fic­tion, voici la ligne de con­duite d’un cinéaste comme Rob Rombout. »

Écrire et con­cevoir un doc­u­men­taire avec les méth­odes de la fic­tion, voici la ligne de con­duite d’un cinéaste comme Rob Rom­bout qui ne s’inscrit pas dans une seule et unique con­duite doc­u­men­taire pour for­malis­er son film mais priv­ilégie, à rebours de la pro­duc­tion dom­i­nante, ce qui s’apparente à un style doc­u­men­taire car « il écarte les sujets brûlants, ignore l’actualité, les prob­lèmes de société et les thé­ma­tiques à la mode et con­stru­it ses films sur des objets inat­ten­dus, par­fois même de purs pré­textes. Le con­tenu n’est pas sec­ondaire mais tou­jours soumis à une série de choix formels fon­da­men­taux qui cal­i­brent peu à peu son esthé­tique jusqu’à con­stituer ce qu’il con­vient d’appeler un style ».

Extrait d’Ams­ter­dam Sto­ries USA, par Rob Rom­bout et Roger van Eck, 2013

Après la présen­ta­tion théorique des débats exis­tants entre la fic­tion et le doc­u­men­taire, Marc-Emmanuel Mélon s’intéresse aux méth­odes de réal­i­sa­tion déployées par le cinéaste belge, méth­odes qui inscrivent au cœur des images cer­taines entors­es à ce qu’évoque tra­di­tion­nelle­ment l’idée de doc­u­men­taire. L’œil atten­tif aux pho­togrammes et aux séquences présentes dans le livre peu­vent véri­ta­ble­ment vivre et voir la façon dont le cinéaste intè­gre et imbrique ces deux modes, la manière dont la part de fic­tion pénètre la réalité.

« Marc-Emmanuel Mélon s’adonne à relever minu­tieuse­ment les car­ac­téris­tiques con­sti­tu­tives de la méth­ode de tra­vail du cinéaste belge, le com­para­nt à un cinéaste plasticien. »

Au fil des pages, nous décou­vrons les méth­odes d’un réal­isa­teur qui ne laisse rien au hasard : « … la caméra est fixée sur un trépied, les tech­ni­ciens sont nom­breux, le tour­nage est minu­tieuse­ment pré­paré et la pré-pro­duc­tion peut dur­er plusieurs années… Rom­bout filme en voy­age, part à la décou­verte d’horizons loin­tains et récolte des réc­its de vie. Il est le dou­ble héri­ti­er des anciens explo­rateurs hol­landais par­tis à la décou­verte de loin­taines con­trées et des doc­u­men­taristes voyageurs ». Cette pré­pa­ra­tion minu­tieuse, tant lors des repérages que les choix esthé­tiques, n’a pas voca­tion à endiguer toutes pos­si­bil­ités de mou­ve­ments mais lui per­met de laiss­er advenir une part d’imprévu sou­vent lié aux ren­con­tres for­tu­ites. Comme le rap­pelle Marc-Emmanuel Mélon, le cinéaste priv­ilégie la forme de ses films sur le con­tenu. Néan­moins, l’auteur nuance en soulig­nant la présence récur­rente de ques­tions exis­ten­tielles sous-jacentes qui jalon­nent l’ensemble de ses films : « Dans cha­cun, le cinéaste ren­con­tre des per­son­nes qui racon­tent leur his­toire, par­lent du lieu où elles vivent où d’où elles vien­nent, de leurs con­di­tions de tra­vail, de leurs con­vic­tions, de leurs aspi­ra­tions ou sim­ple­ment de ce qui est essen­tiel à leurs yeux ». À l’appui d’analyses élo­quentes d’éléments de films, le.la lecteurice/spectateurice éprou­ve alors cet équili­bre de formes, cette ouver­ture à l’imprévisible, admi­rant les moments où les images vac­il­lent entre le con­trôle et le laiss­er-aller, en accord avec une rigueur méthodologique et à une écri­t­ure ciné­matographique dont la struc­ture repose sur une con­stel­la­tion de fils ten­dus entre des lieux et des témoins for­mant une véri­ta­ble con­stel­la­tion car : « con­necter les choses est, pour lui, un principe struc­turant, un principe a pri­ori ». C’est plus pré­cisé­ment aux alen­tours de la page 30 que Marc-Emmanuel Mélon s’adonne à relever minu­tieuse­ment les car­ac­téris­tiques con­sti­tu­tives de la méth­ode de tra­vail du cinéaste belge, le com­para­nt, quelques pages plus loin, à un cinéaste plas­ti­cien. À pro­pos du tra­vail sur l’image de Rob Rom­bout, l’auteur nous dit : « Rob Rom­bout, tout doc­u­men­tariste qu’il soit, tra­vaille comme un cinéaste de fic­tion, il conçoit son film dans sa tête, veut tout con­trôler d’un bout à l’autre… Ensuite, il écrit son pro­jet en util­isant une tech­nique inspirée des méth­odes de tra­vail des scé­nar­istes de fic­tion. Il pré­pare un cer­tains nom­bres de pages autant que de seg­ments envis­agés pour son film ».

Extrait d’Ams­ter­dam Sto­ries USA, par Rob Rom­bout et Roger van Eck, 2013

« La ques­tion de mise en scène d’une per­son­ne, du témoin, chez Rom­bout est pro­fondé­ment lié au besoin qu’a le cinéaste de con­necter les gens entre eux par l’image. »

Con­cer­nant la réal­i­sa­tion con­crète du film et la mise en scène, l’auteur nous dévoile la méth­ode de Rom­bout comme suit : « Il assume ses choix et les rend vis­i­ble. Il demande à des per­son­nes réelles de pren­dre place dans des lieux réels, soigneuse­ment choi­sis par lui, et de par­ler, d’agir, ou de se déplac­er d’une cer­taine façon devant la caméra. Il les fait mon­ter sur des caiss­es pour les filmer en con­tre-plongée, les fait marcher devant la caméra qui les filme de dos ou choisit un arrière-plan appro­prié pour jouer sur la pro­fondeur de champ ». L’on com­prend aisé­ment que la ques­tion de mise en scène d’une per­son­ne, du témoin, chez Rom­bout est pro­fondé­ment lié au besoin qu’a le cinéaste de con­necter les gens entre eux par l’image, et c’est là que se loge le point névral­gique de ses films qui font naître entre les inter­venants « des rela­tions qui n’existent pas dans la réal­ité mais qui font réfléchir le spec­ta­teur ».
C’est à par­tir de ces solides bases théoriques et de micros analy­ses ren­dant compte du rap­port qu’entretient Rom­bout à la représen­ta­tion de la réal­ité que l’auteur se lance pen­dant plus d’une cen­taine de pages dans des analy­ses remar­quables et appro­fondies de séquences (dont les extraits sont disponibles directe­ment par le biais de codes QR ). Entre descrip­tion minu­tieuse des pho­togrammes comme dans l’Île noire à l’analyse des frag­ments dans Ams­ter­dam Sto­ries USA, l’on décou­vre que ce qui prime dans le ciné­ma de Rob Rom­bout, c’est qu’il pro­pose une lec­ture de ses films par frag­ments et invite le.la spec­ta­teurice à effectuer sa pro­pre lec­ture en reliant ces frag­ments entre eux afin de tran­scen­der le réel et « sus­citer une dou­ble réflex­ion con­jointe sur le monde ».

Extrait de L’ïle noire, par Rob Rom­bout, 1994