AU CŒUR DU DOCUMENTAIRE RUSSE

Dans « Perm-mis­sion », Rob Rom­bout ren­con­tre des cinéastes du réel au pie des monts Our­al.
Né à Ams­ter­dam, mais instal­lé à Brux­elles, où il enseigne le ciné­ma, Rob Rom­bout s’in­téresse à l’ex-Union sovié­tique. En 1990, il réal­i­sait Nord Express, un doc­u­men­taire de 57 min­utes qui suit le périple du train Paris-Moscou à tra­vers l’Eu­rope, en s’ar­rê­tant au pas­sage sur quelques per­son­nages ren­con­trés à bord ou le long de l’it­inéraire. D’une cer­taine façon, c’est le voy­age, la décou­verte de l’autre, qui intéresse ce cinéaste atten­tif à la mytholo­gie des trans­ports (en 1992, il réalise Transat­lan­tique, qui décrit la vie quo­ti­di­enne à bord du plus grand paque­bot encore en activ­ité).
On pense à ce goût du voy­age, à cet intérêt pour l’ailleurs, en voy­ant le début de son film Perm-mis­sion.
Déam­bu­lant dans le métro de Moscou, le réal­isa­teur évoque en voix off son attrait pour les voy­ages en train et se sou­vient de Nord Express, dont il mon­tre un extrait. En fait, com­prenons-nous rapi­de­ment, si Rob Rom­bout a repris le train vers la Russie en hiv­er, c’est qu’il est invité, comme cinéaste, au fes­ti­val de doc­u­men­taires de Perm, au pied des monts Our­al (à 1500 km à l’est de Moscou) et qu’il a décidé d’en prof­iter pour con­sacr­er un film aux doc­u­men­taristes russ­es actuels.
Loin de l’Eu­rope, loin de Moscou, le fes­ti­val de Perm rassem­ble quelques dizaines de pro­fes­sion­nels du ciné­ma dans l’at­mo­sphère désuète d’un étab­lisse­ment ther­mal, où les pro­jec­tions et les dis­cus­sions se déroulent au milieu des curistes. « Fla­hertyana » est le nom de la man­i­fes­ta­tion qui indique assez qu’elle se place dans la lignée des pères fon­da­teurs du ciné­ma doc­u­men­taire, l’Améri­cain Robert Fla­her­ty, auteur du légendaire Nanook of the North (Nanouk l’esquimau), mais aus­si le russe Dzi­ga Ver­tov, auteur de L’homme à la caméra.
« Mal­gré ses dif­fi­cultés actuelles, la Russie est loin d’être un pays sous-dévelop­pé sur le plan cul­turel, explique le réal­isa­teur. Les cinéastes sont très com­pé­tents, très pro­fes­sion­nels. Il y a une infra­struc­ture impor­tante sur le plan matériel (ils tour­nent encore en 35 mm.), mais il n’y a pas d’ar­gent. Par con­tre, il y a un niveau de réflex­ion théorique impor­tant sur le tra­vail doc­u­men­taire qui n’ex­iste plus chez nous. L’in­ter­ro­ga­tion sur le mon­tage, par exem­ple, représente un enjeu par­ti­c­uli­er dans un pays où la pro­pa­gande a occupé beau­coup de place ».
Au détour des con­fi­dences, on s’aperçoit que les cinéastes russ­es con­tin­u­ent à se pos­er des ques­tions de fond et à entre­pren­dre des pro­jets orig­in­aux Alex­ey Khanutin, auteur de DMB 91, un film sur l’ar­mée russe, indique avoir voulu faire « “une longue obser­va­tion ciné­matographique” sur cette insti­tu­tion où “la vie privée n’ex­iste pas” ». Dans un autre reg­istre, la cinéaste Gali­na Evtouchenko, pour observ­er l’in­flu­ence du rôle social d’une per­son­ne sur la per­cep­tion qu’en ont ses con­tem­po­rains, a mis au point un dis­posi­tif pour le moins cru­el : placé dans la posi­tion de gar­di­en de ves­ti­aire, un comé­di­en aujour­d’hui oublié est vague­ment recon­nu par les gens qui se rap­pel­lent l’« avoir vu quelque part ». On perçoit très net­te­ment la détresse et l’hu­mil­i­a­tion ressen­ties par lui, notam­ment lorsqu’un client aban­donne sur le comp­toir un pour­boire que le comé­di­en hésite longue­ment à empocher, avant de s’y résign­er, la mort dans l’âme, sem­ble-t-il. Réal­ité ou fic­tion ? La séquence est forte, en tout cas.
Au pas­sage, Rob Rom­bout jette un regard sur les con­di­tions de tra­vail de ses col­lègues, notam­ment à tra­vers la ren­con­tre de doc­u­men­taires d’Eka­ter­i­nen­bourg qui ont pris des direc­tions opposées après la Per­e­stroï­ka : l’un a créé une société privée (il réus­sit à pro­duire une dizaine de films par an), tan­dis que l’autre est resté employé de l’É­tat (il est heureux s’il réus­sit à faire un film par an et n’a plus été payé depuis deux ans).
Coup de sonde intéres­sant sur une réal­ité mal con­nue, le film de Rob Rom­bout donne aus­si envie de décou­vrir des films qu’on pressent à la fois attachants et de qualité.