Canton la chinoise (2001)
de Robert Cahen et Rob Rombout
par Tiphaine Larroque, 2009
Table des matière
Dans le documentaire intitulé Canton la Chinoise, Robert Cahen et Rob Rombout rapprochent deux cultures différentes (occidentale et orientale) par le biais du rapport de cinq individualités avec leur ville.
Si, comme il a été vu, Chantal Akerman se place discrètement du côté des noirs américains et des mexicains se destinant à la clandestinité aux Etats-Unis, elle le fait au nom de toutes les victimes, de tous les lieux et de tous les temps. Ce qui implique une position engagée. Robert Cahen et Rob Rombout, eux, centrent leur film sur des individualités singulières qui prennent en charge la totalité des paroles entendues dans le film. Le documentaire est donc exempt de commentaires autres que les propos des protagonistes. La méthode d’interview [1] se distingue nettement de celle utilisée pour les documentaires télévisés. En effet, les journalistes posent bien souvent des questions directement et ce, certainement pour gagner du temps et peut-être pour obtenir d’emblée les informations dont ils ont besoin. Pour leur part, les réalisateurs de Canton la Chinoise invitent d’abord les personnes à parler. Conscients que ces dernières jouent un rôle pour le film et notamment face à une caméra, ils tentent de repérer les moments de sincérité au sein de la somme des conversations enregistrées. Rob Rombout constate que le fait de ne pas comprendre la langue peut être un avantage car l’attention et la sensibilité aux mimiques et aux attitudes, en tant qu’indices de spontanéité, sont accrues [2]. Ainsi, contrairement à la plupart des documentaires télévisés et surtout des reportages, les gestes et les silences des personnes filmées sont pris en compte. Ils participent à la mise en évidence des non-dits ou des sous-entendus. Comme le remarque Rob Rombout, ce côté hésitant et fragmentaire, voire lacunaire, est en adéquation avec le caractère temporaire de l’urbanisme et donc de Canton. D’une façon générale, le documentariste procède à deux types d’entretiens dont un seul a été exploité pour Canton la Chinoise : les interviews in qui sont filmées et celles off dont seul le son est enregistré. Pour le second cas de figure, mis en œuvre dans le documentaire dont il est question, l’orientation de la discussion est plus philosophique et les propos concernent les conceptions, les points de vue des personnes sur leur situation dans monde. Toutefois, Rob Rombout explique, au sujet de sa démarche de documentariste en général, que pour les entretiens, comme pour le travail en collaboration, il s’agit de faire comprendre à l’autre ce qu’il veut faire. L’intention du réalisateur n’est donc pas niée. Au contraire, la volonté de faire sentir que le documentaire n’est pas la réalité est décelable par exemple dans la plasticité des images et l’esthétique des cadrages qui composent le réel à la façon de tableaux. Si à la télévision l’idée est de faire oublier la caméra discrète, légère et maniable, Rob Rombout, lui, met en scène et travaille sur un oxymore, celui de « prévoir l’imprévisible » [3]. Selon lui, la construction n’est pas contradictoire du hasard. Il prend l’image de la composition musicale pour argumenter ce propos : les variations ne sont possibles que dans les thèmes. [4]
« Plus que le film, en tant qu’objet de communication, ce serait la représentation poétique des personnes filmées, la mise en évidence des contradictions humaines et des lacunes inhérentes tant aux être humains qu’à tous documentaires qui semblent être les moyens employés pour rapprocher l’occident de l’orient. »
En raison de la mise en scène, l’énonciation filmique de Canton la Chinoise se caractérise au premier abord par un aspect traditionnel, une transparence qui peut faire penser aux films de fiction dits « classiques ». La place des réalisateurs est donc discrète. Au niveau de la démarche, la multiplication des intermédiaires entre la réalité filmée et les spectateurs livre plusieurs points de vue sur un même motif ou sur un même thème qui tend ainsi à les mettre en mouvement. Au niveau de l’esthétique, bien que les images ne soient pas retouchées comme dans les documentaires de Chantal Akerman, Canton la chinoise contraste avec celles sobres et frontales de la cinéaste. La complexification des angles de vue et des effets de mouvement ou encore, l’éclatement des images par les jeux de reflets et de miroirs soulignent les perpétuelles transformations de la réalité dont le documentaire vise à témoigner. Plus que le film, en tant qu’objet de communication, ce serait la représentation poétique des personnes filmées, la mise en évidence des contradictions humaines et des lacunes inhérentes tant aux être humains qu’à tous documentaires qui semblent être les moyens employés pour rapprocher l’occident de l’orient. Le film de Robert Cahen et Rob Rombout est une longue méditation intérieure sans réel sujet pensant puisqu’il met en avant et mêle les discours de plusieurs personnes. Il traite à la fois de Canton, de cinq de ses habitants et de leur relation à l’environnement urbain. Les personnes filmées sont impliquées dans la culture : Christian Mérer, un diplomate français, Karine, une étudiante en français, Chen Tong, un écrivain, éditeur, libraire, Lin Yi Lin, un artiste et Zhang Haier, un photographe.
A. Démarche artistique : la règle des médiations
Le documentaire révèle la démarche qui le construit sans explication didactique mais parce qu’elle transparaît sous une forme adaptée à travers les divers éléments du langage des images en mouvement. Autrement dit, elle se retrouve dans plusieurs champs à savoir, l’espace sonore et écrit des commentaires, celui de la musique off, l’espace des sons ambiants et celui des images (la bande image) qui inclus leurs qualités intrinsèques et le montage. Comme le note Michel Chion, il faut tenir compte du possible chevauchement de la « tri-partition » habituelle du domaine sonore (voix, bruit, musique) tels les voix « traitées comme bruit d’ambiance », le bruit « composé musicalement et la musique, dans le cas du chant, comme support (…) des mots ». [5] Dans le cas de Canton la Chinoise, le peu de musique entendue appartient à l’espace sonore ambiant excepté à la fin du film où une nappe sonore recouvre la musique de la discothèque. Ajoutés l’un à l’autre, les trois premiers domaines (l’espace sonore des commentaires [6], la musique off et l’espace des sons ambiants) constituent la bande sonore. Ceci énoncé, il faut ajouter que les rapports entretenus entre les quatre champs dévoilent également la démarche de Canton La Chinoise.
A. 1. Le prologue ou l’annonce d’une ville en mouvement
Pour les premières images sur lesquelles le titre en français apparaît, la caméra est placée derrière une vitre le long de laquelle la pluie glisse en grosses masses. Le bruit de l’eau tombant à flot et quelques grondements de tonnerre occupent l’espace des sons ambiants. Les véhicules, les silhouettes des passants dans la rue sont déformés par la prise de vue qui passe par le filtre de la vitre sur laquelle l’eau s’écoule. Des touches de couleurs sont parfois vives comme le rouge, le jaune, le rose. L’image d’un vélo est molle : elle subit de larges ondulations descendantes.
La vitre et l’eau en mouvement séparent donc la caméra de l’espace filmé. Au cours du documentaire, les intermédiaires entre le point depuis lequel l’appareil d’enregistrement filme et le point qui est montré sont récurrents. Ils sont à l’image d’une rencontre indirecte entre deux mondes : Canton et l’espace de diffusion. En effet, non seulement les réalisateurs sont des médiations, comme pour tous films, mais les spectateurs abordent la ville chinoise à travers des témoignages en voix off de personnes singulières. Ces dernières et tout particulièrement Christian Mérer, le plus familier d’entre eux de part la place qu’il occupe au sein de l’énonciation filmique [7], sont à mi-chemin entre les réalisateurs et par extension les spectateurs d’une part et d’autre part Canton et ses habitants anonymes. Par conséquent, le documentaire se veut honnête dans le sens où les réalisateurs n’outrepassent pas leur situation d’étrangers qui ne parlent pas la langue et qui ne sont pas scientifiques spécialistes de la culture ou résidents d’une ville chinoise. Il s’agit pour eux de faire un documentaire sur Canton en assumant leur position face aux sujets même si celui-ci perd, selon Rob Rombout, en exotisme. [8]
Soudain, l’écrivain Chen Tong s’exprime en cantonais. La voix off de l’homme ouvre l’espace sonore des commentaires. Il s’agit d’un espace non situé qui entretient un rapport à la fois distant et lié avec l’espace in des images et des sons ambiants ainsi qu’avec l’audience du documentaire. [9]
La traduction de la phrase prononcée par Chen Tong est donnée en sous-titre : « L’humanité est un puits à deux seaux. Pendant que l’un descend pour être rempli, l’autre monte pour être vidé. » Le choix d’un doublage écrit plutôt que sonore permet d’impliquer les spectateurs dans l’acte du visionnage, de superposer leur voix silencieuses à celle entendue en cantonais.
Un écran noir marque une séparation entre ce plan-séquence et le reste du documentaire.
Les premières images et les premiers sons apparaissent ainsi comme une sorte d’introduction, de prologue. La citation oriente d’emblée le film dans le champ de la philosophie ou du moins dans des réflexions sur l’ « être au monde ». Elle introduit l’idée selon laquelle tout événement trouve son pendant et toute situation résulte de mouvements, de flux. Elle évoque les caractéristiques de l’entre-deux, à savoir l’existence de deux pôles entre lesquels s’effectuent des passages, des déplacements, des transitions, des transformations.
Cette idée reste omniprésente tout au long du documentaire grâce aux incertitudes, aux contradictions des discours des cinq personnes et aux nombreux travellings dans les rues de Canton déjà caractérisées par une circulation dense. Ces mouvements de caméra figurent le dynamisme de la ville tout en étant en harmonie avec la co-existence des déroulements de pensées des cinq personnes entendues en voix off.
Plus tard, lorsque l’artiste Lin Yi Lin décrit sa relation à Canton, il mentionne les perpétuels changements de cette ville dont il a été témoin depuis son enfance. Ainsi, par extension, la mutation constante de la mégalopole associée aux travellings indiquent l’écoulement du temps dont Lin Yi Lin est conscient.
A. 2. Les médiations de l’espace sonore et écrit des commentaires et de la bande image
Proximité et distance
Comme dans les documentaires de Chantal Akerman, le commentaire extérieur, généralement entendu en voix off, qui s’impose comme détenteur de la connaissance et / ou comme instructeur, est absent. Pour ce faire, Chantal Akerman supprime totalement les discours en voix off au profit de l’enregistrement synchrone. Autrement dit, les paroles sont filmées en train de se dire. Dans ce cas, le temps de référence des images et celui de l’élocution sont les mêmes. Pour leur part, Robert Cahen et Rob Rombout ont choisi d’instaurer une distance entre les images et les paroles grâce à l’utilisation de commentaires en voix off constitués exclusivement des propos des cinq personnes filmées. Ainsi, le temps du discours diffère de celui des images. Ce procédé s’apparente à une des solutions adoptées par Jean Rouch pour certains de ses films dans lesquels les protagonistes nigériens parlent français. [10] Dans Moi, un noir (1958) et Jaguar (tourné en 1954 et monté en 1967), Jean Rouch abandonne ses commentaires personnels élaborés après le filmage à partir des images, de son expérience et de ses connaissances. Il conserve, tout de même, un écart d’une autre nature entre l’image et la parole en demandant aux protagonistes des films de produire un commentaire, non pas au moment du filmage c’est-à-dire en enregistrement sonore synchrone, mais a posteriori, lors de la post-production. [11] Ainsi, la distance temporelle entre l’image et la parole est conservée mais le discours ne s’érige pas en voix dominante et détentrice de vérité absolue comme cela est le cas des commentaires traditionnels. [12]
Dans Canton la Chinoise, l’inadéquation temporelle entre les propos des personnes entendues en voix off et les images concrétise la présence de la médiation filmique entre Canton (ce qui est montré) et les spectateurs (ceux qui regardent). L’emploie du terme « voix off » soulève l’ambiguïté du statut de ce qui est ici appelé « espace sonore des commentaires » et met en évidence l’originalité de l’énonciation filmique. En effet, la voix off désigne le « commentaire du narrateur d’un reportage ou d’un documentaire, qui n’est pas visible sur l’écran. » [13] Or les personnes qui parlent dans Canton la Chinoise peuvent être vues à l’écran mais toujours à un moment distinct de celui de l’élocution. Aussi, l’espace sonore des commentaires trouve une parenté avec la notion de voix hors-champs qui, dans le cadre de films de fiction, peut correspondre à « celle d’un personnage non visible momentanément, mais engagé dans l’action qui se déroule devant les yeux du spectateur. Ce peut être aussi celle d’un narrateur objectif qui annonce un événement futur, ou celle d’un personnage qui prend généralement part à l’action, mais donne momentanément un point de vue subjectif. La voix hors champ peut aussi faire entendre les pensées d’un personnage silencieux ou les paroles qu’un personnage imagine chez un autre personnage, présent, mais dont les lèvres sont closes. » [14] Dans le contexte documentaire, l’équivoque travaille dans le sens d’une mise en jeu sensible de la subjectivité agissante des réalisateurs. En d’autres termes, la mise en scène réalisée par les auteurs reste volontairement sensible à travers ce choix, ce parti pris de la construction filmique. [15]
Lorsque des dialogues sont entendus en son synchrone, ils occupent l’espace des sons ambiants à cause de leur volume sonore volontairement peu élevé lors de l’étalonnage. [16] Le fait de baisser le son des voix engendre une distanciation vis-à-vis de la scène « comme lorsque l’on discute mais que l’on est distrait ». [17] De plus, les paroles entendues en arrière fond de l’espace sonore ambiant ne sont pas traduites qu’elles soient en cantonais, en anglais ou en français. Elles ne sont donc pas destinées à être comprises ; leur présence participe à l’ambiance des scènes filmées.
Outre l’écart temporel, une distance d’ordre psychique, c’est-à-dire de l’état de conscience, s’amorce. Néanmoins, lorsqu’une voix off claire et distincte appartenant à l’espace sonore des commentaires, qui ne correspond donc pas au même moment, s’ajoute à ce type de montage son, celle-ci semble s’adresser directement aux spectateurs et se rapproche ainsi de leur univers, de l’espace de diffusion. La volonté des réalisateurs est de faire entrer les spectateurs dans la tête de la personne qui parle en voix off et qui prend ainsi le rôle du narrateur. Ce sentiment de proximité entre les spectateurs et l’intériorité du personnage, déjà engendré par les sons ambiants ponctuellement baissés au profit de la distinction et de la clarté des voix off, peut être occasionnellement amplifié par un moyen simple au niveau de la mise en scène documentaire. Le filmage dans des véhicules, et en particulier dans des taxis, permet d’isoler les personnes et de produire un effet de confinement comme cela est le cas de Christian Mérer à la fin du film. Si l’audience ne perçoit pas cette proximité mentale, elle est tout de même rapprochée des locuteurs grâce au rapport entre les images et les sons. En effet, les voix off, qui ne sont jamais des dialogues et qui sont littéralement plaquées sur les images d’un autre moment, perdent leur interlocuteur d’origine (les réalisateurs). Ainsi, elles ouvrent un espace vacant qui tend à être comblé par les spectateurs enclins à investir la place de l’interlocuteur volontairement délogé.
Par cette association des contraires, la distance et la proximité, les spectateurs restent conscients de la médiation filmique tout en étant concernés car pris en compte par une adresse qui semble s’élever à leur attention.
La parole elle-même participe à cette alliance du proche et du lointain. Aucune indication géographique ou démographique n’est donnée si ce n’est quelques évocations de l’histoire de Canton liées aux passés singuliers des personnes filmées. Les indications fournies sont subjectives, d’ordres culturel, artistique et privé chaque fois selon le point de vue de l’individu qui les prononce. Ainsi, d’une part, les discours, ne livrant pas d’explications extérieures, dominantes et synthétisantes, instaurent une certaine familiarité entre ce qui est dit et ceux qui écoutent. D’autre part, comme il a été noté, les dialogues en direct qui appartiennent à l’espace sonore ambiant ne signifient pas et tiennent ainsi les spectateurs à l’écart des scènes filmées. Aussi, le discours global des images en mouvement se trouve entre l’approche distante extérieure et l’approche immergée. En cela, il est en adéquation avec la fonction de médiation, de liaison entre deux parties éloignées et affirme l’impossibilité de la fusion.
Distinction entre les réalisateurs et les protagonistes
L’évitement de la fusion s’effectue grâce à la distinction entre les personnes filmées également narrateurs et les réalisateurs en tant que médiateurs influents. Les moyens par lesquels cette différenciation s’opère peuvent être décrits à partir d’un extrait tiré du début du documentaire.
Christian Mérer, l’Attaché aux Affaires Étrangères, se présente par le biais de la voix off. Des images le montrent en train de travailler dans la tour consulaire. Pour l’homme, son lieu d’activité professionnel est à l’écart de la rumeur de la ville et de la foule : « une zone préservée ». Le travail administratif effectué à l’intérieur lui fait penser à une vie « quasi monacale ». [18] De courts plans-séquences interrompent la scène présentant Christian Mérer qui se sent en marge de la mégalopole. Ils montrent des vues depuis la fenêtre de la tour qui domine la ville : la plongée est vertigineuse. Ces plans de coupe, qui sont des « plan[s] inséré[s] dans une séquence afin d’ajouter un élément d’information sur l’action principale (…) », remettent « en mémoire (…) un détail utile pour la compréhension générale (…) » [19] et redoublent la parole du protagoniste.
Ainsi, les images semblent illustrer le point de vue de l’Attaché aux Affaires Étrangères tout en adoptant un angle de vue distinct de celui de l’homme et ce, sans affirmer une prise de position, une prise de parole par l’image. Autrement dit, les plans de coupe ne sont pas exactement superposables à la vision de Christian Mérer mais ils semblent se mettre à son service. Ceci permet de faire sentir finement la distinction entre ce qui est entendu et ce qui est vu, ou ce qui revient au même, entre ce qui est dit par la personne filmée et ce qui est montré par les documentaristes. Le référent auquel se rapportent les images ne correspondant pas à la personne qui commente ; l’écart entre les deux parties reste sensible. La volonté des réalisateurs n’est donc pas de créer l’illusion d’une caméra subjective attachée aux protagonistes. [20] Ce choix est d’autant plus visible lorsque, à plusieurs moments au cours du documentaire, la caméra portée, qui suit l’un des protagonistes en train de marcher dans la rue, instaure clairement une présence responsable du filmage distincte des cinq personnes filmées et chargées des commentaires. Ce type de séquences affirme que la subjectivité ne qualifie pas seulement les cinq protagonistes mais aussi les réalisateurs.
La séquence d’images présentant Christian Mérer donne à voir, par l’intermédiaire des réalisateurs, sa vision et sa situation à Canton. Ainsi, la distance temporelle et psychique entre les images et les commentaires se double d’un écart provenant des référents distincts. Enoncé autrement, l’espace sonore et écrit de la parole [21] est cédé, pour une grande part, aux cinq personnes filmées [22] alors que la bande image reste sans ambiguïté une construction des réalisateurs même si elle est discrète. L’indépendance des images et de la parole permet aux spectateurs de ne pas se vouer à un seul discours, comme il est fréquent dans l’histoire du documentaire, et de ne pas s’oublier dans une narration englobante, comme il est d’usage dans les films de fiction dits « classiques ». Cependant, les deux domaines distincts (images et commentaires) convergent vers un même motif à savoir la ville de Canton.
Ce rapport d’autonomie et de confluence entre les images et les voix off s’applique à l’ensemble du documentaire avec des nuances. Par exemple, à un autre moment, Christian Mérer est montré en train de travailler. Il consulte des documents papiers. Une seconde fois, il est vu à travers la vitre aux lignes horizontales grises opaques alors que la voix off de l’écrivain, Chen Tong, occupe l’espace sonore et écrit des commentaires. A l’instar du passage précédemment décrit, les images n’ont pas le même référent que les commentaires et ce, de façon encore plus évidente. Chen Tong n’observe évidemment pas Christian Mérer dans la tour consulaire. Les voix off et la bande image se rapportent donc à des moments et des auteurs bien distincts. Pour le dire plus simplement, les images et l’énonciation en voix off ne sont pas dans une relation de synchronisation temporelle et référentielle. Ce procédé souligne les rôles respectifs des personnes filmées et des réalisateurs au sein de la production d’informations et de significations. Il désigne aussi en creux l’existence d’un public à qui est destiné le documentaire.
Pour résumer, l’observation de la bande son et de la bande image ainsi que de leur relation permet de constater la visibilité des identités distinctes impliquées dans l’énonciation ainsi que la place faite aux spectateurs. Ils font « partie du paysage » [23] c’est-à-dire qu’ils sont considérés comme influents sur l’aspect de Canton caractérisé par sa pluralité et abordé dans sa relativité. Autrement dit, d’une part, les réalisateurs, en tant que voyageurs curieux de la vie chinoises, sont pris en compte dans la nature de la situation cantonaise présentée et d’autre part, la conscience des futurs spectateurs est déterminante dans l’aspect de Canton exprimé à travers la forme de l’adresse conçue à leur intention à la fois par les réalisateurs et par les protagonistes. La présence discrète des réalisateurs transparaît dans la mise en scène qui consiste à souligner certains propos des protagonistes et à placer le spectateurs dans un face à face avec ces cinq personnes qui se chargent des commentaires en voix off, avec leurs hésitations, leurs contradictions personnelles et les oppositions d’avis singuliers. L’association des sentiments de proximité et d’éloignement des spectateurs vis-à-vis des images, des sons et des propos peut faire écho à cette humanité contradictoire. Pour Rob Rombout, « le cinéma, c’est le raccord entre les choses étonnantes ». [24]
La Chine insaisissable ou l’expérience d’une rencontre lacunaire
Outre la conscience des spectateurs d’être confrontés à plusieurs subjectivités singulières, la co-existence des effets d’intimité et de distance vis-à-vis des personnes filmées évite une plongée absolue du public dans le sujet qui aurait été par nature illusoire, artificielle et mensongère.
Les cinq personnes, dont les voix s’imposent clairement au premier plan de l’espace sonore, se confient aux spectateurs. Le contenu souvent personnel et toujours singulier de leur propos fait entrer le public dans leurs histoires et dans leurs intimités. Pourtant, ils sont vus de loin, de dos, en contre jour, à travers des vitres ou alors, ils sont filmés par fragments. [25] La manière de filmer les protagonistes conserve le mystère de leurs visages. Aussi, malgré les voix intimistes qui se confient dans la bande son, les spectateurs se font une idée floue du physique des cinq personnes.
Par exemple, pour la première apparition de Chen Tong, un gros plan sur sa bouche surmontée d’un fine moustache reste à l’écran un certain temps. La fumée de sa cigarette voile légèrement ses lèvres. Elle sert d’intermédiaire entre l’objectif de la caméra et le motif filmé. Pour le plan suivant, l’appareil d’enregistrement s’est baissé afin de filmer le dessus de la table à laquelle l’homme est assis. Le protagoniste est en train d’écrire en calligraphie chinoise. La voix off masculine que les spectateurs peuvent attribuer à l’écrivain Chen Tong vante les qualités de l’écriture manuscrite. [26] Ses propos s’attachent à ses relations avec la société et avec la vie en générale qu’il conçoit à travers la littérature d’avant-garde. Il aime Samuel Beckett dont les écrits, et particulièrement ceux qui traitent de la solitude et de l’absurdité, sont selon lui sans frontières. [27] L’homme s’exprime en cantonais. La traduction apparaît en bas de l’écran. Au même moment, il est vu en contre jour devant une fenêtre ouverte sur Canton. La qualité du son de la voix suppose une post-synchronisation et non un enregistrement direct qui situerait la source au sein de l’espace représenté à l’écran par le biais du souffle, du niveau sonore, des bruits parasites, etc. Comme cela est le cas tout au long du documentaire et pour les cinq protagonistes, l’établissement d’une connivence entre la personne qui parle et le public s’opère par le biais de l’étalonnage son. La présentation de Chen Tong associe bien son avis personnel sur la littérature, sa proximité sonore et l’évitement de son portrait physique global à l’image. Seuls des fragments de son corps (bouche et main) ou sa silhouette permettent de l’identifier, de le reconnaître.
L’image de Chen Tong vue en contre jour est réitérée. Soudain, un chant de femme se fait entendre. Puis, le visage de la chanteuse anonyme [28] est filmé en gros plan. Un plan-séquence d’ensemble révèle les trois personnes qui l’écoutent dont peut-être Chen Tong lui-même. Le chant se termine sur les images d’un bateau à moteur dont le bruit fort contraste avec la mélodie vocale précédente. Un cadrage montre le conducteur du bateau de dos en contre-jour. Sur le pont, une femme, elle aussi vue de dos en contre-jour, regarde au large. La lumière est froide. Alors, Christian Mérer raconte en voix off qu’on ne pénètre pas plus la Chine que le missionnaire, Saint François-Xavier, qui n’a jamais réussi à se rendre dans le pays et qui est mort en mer de chine à l’entrée de Canton. [29] Peut être est-ce l’acceptation d’être seulement capable de s’approcher sans vraiment pénétrer la Chine que figure la réserve dans l’énonciation filmique vis-à-vis du dévoilement des visages des protagonistes. Dans ce cas, et en harmonie avec la pensée de Christian Mérer, le documentaire suggèrerait l’impossibilité de connaître pleinement tant les personnes filmées que Canton. Quoi qu’il en soit, les spectateurs sont tirés vers l’intimité des personnes qui parlent tout en restant en quelque sorte étrangers de part l’absence d’images claires de leurs visages.
Un passage peut servir d’exemple pour confirmer cette hypothèse. Vers la fin du documentaire, la caméra suit Lin Yi Lin de dos. Comme lui, elle descend un escalier jusqu’à un portail en métal. L’homme le franchit avant qu’il ne se referme juste devant la caméra. Pendant ce temps, l’homme commente : « Je suis né et j’ai grandi dans cette ville. J’ai aussi fait mes études ici. Cette ville m’est trop familière. J’y crée des œuvres depuis déjà dix ans et j’en deviens de plus en plus insensible. Tout ce qu’elle peut m’apporter c’est son changement. Je trouve que Canton est une ville en grand désordre. Je n’ai ni la sensation d’aimer cette ville ni la sensation de la détester car si on me laissait choisir une ville chinoise pour vivre, je choisirais toujours Canton. (Je n’irais pas vivre ailleurs.) »
Le mouvement du plan-séquence en caméra portée suit l’artiste chinois. Ainsi, ce dernier conserve le mystère de son visage. Les spectateurs se font une idée lacunaire de son physique alors qu’il leur confie ses sentiments intimes. Dans cette scène précise, la caméra filme le portail en train de se fermer avant qu’elle n’ait eu le temps de le franchir et de rejoindre le protagoniste de l’autre côté. Ce déplacement de caméra qui s’achève par un arrêt forcé semble confirmer l’idée, déjà pressentie par la privation d’une image précise des personnes qui se chargent de présenter Canton, selon laquelle l’étranger approche la ville chinoise sans pouvoir la connaître totalement. Il est alors possible de penser à l’histoire énoncée par Christian Mérer sur le missionnaire. Les cinq personnes s’apparentent à des guides pas tout à fait saisissables pour les spectateurs. La caméra portée qui suit littéralement les protagonistes dans leurs déambulations urbaines ou dans leurs activités quotidiennes sans jamais les filmer frontalement soutient cette comparaison.
Lors d’un second tournage pour la réalisation du documentaire, l’accent a été mis sur le mouvement préalablement décelé comme élément récurrent dans les rushes enregistrés par Robert Cahen au cours d’un premier voyage. Pour ce faire, les réalisateurs ont beaucoup filmé depuis des taxis qui constituent, comme l’explique Rob Rombout, un mode de déplacement particulier. Si les arrêts sont possibles grâce à un simple signe de la part des passagers, la ville est perçue en mouvement derrière une vitre « qui est comme un écran entre le voyageur et le monde. » [30] Il est uniquement possible de le regarder mais pas d’y participer. En cela la position des réalisateurs vis-à-vis de la ville chinoise fait écho à celle des spectateurs face au documentaire.
Le documentaire semble se fonder sur une situation qui s’apparente à celle de l’étranger tant sur le plan des images (éloignement de la caméra par rapport aux motifs, personnes filmées en contre jour ou de dos, nombreux travellings pouvant évoquer le point de vue d’un voyageur) que sur celui du discours (s’en remettre à des gens qui vivent à Canton, juxtaposition d’avis divergents).
A. 3. Cinq résidents, Canton et les spectateurs : pour un point de vue pluriel
Association de l’Orient et de l’Occident au sein d’un développement filmique par analogie
Tout au début du film, le titre apparaît en idéogrammes rouges sur fond noir. Puis, il réapparaît sous forme d’écriture latine en français, également en rouge, mais sur l’image d’une rue sous la pluie.
Le documentaire semble s’adresser autant au public français qu’aux spectateurs cantonais. [31] Dans une même logique, le choix des personnes filmées situe le documentaire entre les cultures occidentale et orientale. Christian Mérer et Chen Tong en sont particulièrement représentatifs. Le français Christian Mérer, attaché à la culture chinoise, vit depuis quatre ans à Canton pour remplir sa fonction de diplomate. Chen Tong, écrivain, éditeur et libraire chinois, apprécie particulièrement la littérature occidentale et notamment Samuel Beckett. Comme les trois autres protagonistes, les deux hommes ont donc la particularité d’être liés aux deux cultures, d’être des cas particuliers de « métissage ». Au fur et à mesure de leurs vécus et de l’évolution de leurs intérêts, les cultures se sont mêlées et s’articulent de façon originale et singulière pour chacun d’eux.
Un passage, mettant en scène Karine puis Christian Mérer, étaye le constat que les individus filmés recueillent, certes en parties inégales, des éléments issus des cultures orientale et occidentale et donne un exemple parmi d’autre du développement du documentaire par analogies. En effet, à l’image des pensées des protagonistes, les séquences semblent découler naturellement les unes des autres.
Alors qu’un homme assoupi est filmé de face dans un bus, la vitre au second plan laisse voir le défilement du paysage urbain. Une voix off féminine introduit une nouvelle personnalité dans le film. Elle se présente simplement : « Moi, je m’appelle Karine. » Puis, elle donne son nom chinois, Chian Tsi, dont la signification correspond, selon elle, à son caractère. Son prénom peut se traduire par « vie tranquille ». Elle est étudiante et parle en français avec un léger accent. Le son de souffle assez fort propre à l’activité des grandes villes est interrompu de façon abrupte. Au même instant, le plan-séquence de la rue laisse la place à une vue d’un couloir sombre et silencieux. [32] Une caméra portée suit Christian Mérer et une femme en train de marcher. L’ambiance lumineuse tamisée les fait apparaître sous forme de silhouettes sombres. Lorsqu’ils arrivent dans un espace plus large, la lumière se fait plus claire.
L’Attaché aux Affaires Étrangères paraît donner une information technique à deux femmes. Cette scène constitue l’un des rares moments où un échange parlé, non véritablement compréhensible, est entendu en direct. Puis, les trois personnes se dirigent vers la droite, montent des escaliers. La caméra les suit toujours. Christian Mérer explique en voix off qu’il possède un nom chinois, « Maa-Hai » dont le choix est déterminant. Son nom d’emprunt signifie « cheval + mer ». Il est proche de son nom français d’origine bretonne. Les trois personnes, toujours vues de dos, font face à des aquarelles de paysages. Le diplomate livre au spectateurs une pensée de la tradition chinoise liée à l’art : le paysage domine les Hommes. [33]
Karine apprend donc la langue française et Christian Mérer connaît quelques notions de la conception chinoise de l’art. Tous deux possèdent deux prénoms, l’un chinois et l’autre français. Le thème des noms d’origine et d’emprunt sert donc de liant entre les deux scènes et les deux personnages. Par ailleurs, si les images et les commentaires ne possèdent pas le même référent et le même temps, ils se rejoignent par le sujet : Christian Mérer parle de l’art chinois alors que des aquarelles sont visibles à l’image.
Cinq protagonistes forment un groupe intermédiaire
Les réalisateurs ont choisi cinq personnes au sein d’un plus grand nombre d’individus rencontrés et interviewés pour leur relation à la culture qui les situe entre la Chine traditionnelle et la Chine économique. Ils ont ainsi tenté de créer un groupe qui reflète en quelque sorte leur position intermédiaire de réalisateurs occidentaux travaillant à un documentaire sur Canton.
Les cinq personnalités, « les passeurs du film » [34], associent leurs voix pour présenter Canton au public. Se connaissant, ils parlent parfois les uns des autres. La pluralité des approches de la mégalopole est ainsi multipliée par les avis des uns sur la vie des autres. Ceci ajoute donc un angle de vue, ou plutôt un « angle d’écoute » supplémentaire au premier type d’intermédiaire oral entre un habitant et la ville, que l’on peut qualifier de « primaire ». Autrement dit, le discours se complexifie d’une approche « secondaire » qui passe par une interprétation de la part d’une personne sur la relation qu’une autre entretient avec la ville.
Par exemple, un faux dialogue s’établit par le biais de l’espace sonore des voix off. Un échange de regards s’effectue par la juxtaposition de l’avis de Chen Tong sur Christian Mérer et vice versa. Un court plan présente l’intérieur d’un restaurant depuis l’extérieur à travers la vitre. Une fois entrés, Christian Mérer, sa traductrice et l’éditeur chinois Chen Tong sont filmés. Ce dernier parle du diplomate en voix off.35 Puis, un plan-séquence cadre la vitre d’un aquarium dans laquelle se reflète quelques éléments de l’intérieur du restaurant. La voix off de l’Attaché aux Affaires Étrangères explique à son tour que Chen Tong a vu sa librairie fermée car il vendait de la littérature contemporaine peu appréciée par « l’establishment chinois ». [36] Ainsi, les spectateurs sont informés du versant politique et stratégique de la culture à Canton par l’intermédiaire de Chen Tong qui parle d’un étranger dont le travail consiste à promouvoir la culture ainsi que par Christian Mérer qui se fonde sur l’expérience du libraire pour témoigner de la réception cantonaise de la littérature contemporaine.
Selon un même principe de médiation par une tierce personne pour présenter une réalité de Canton, Karine introduit une médiation d’une autre nature. Au cours du film, un plan en plongée montre la foule de piétons dans la rue. En voix off, Karine parle de sa ville natale dans la province de Hunan, célèbre à cause du président Mao Zedong (1893–1976). Puis, elle mentionne la réputation de ce président et celle de Deng Xiaoping (1904–1997). Ainsi, elle passe par l’intermédiaire de l’opinion publique pour rendre compte d’un état des choses aux spectateurs. Plusieurs niveaux de transmission des informations sur la vie chinoise, plus ou moins indirects mais jamais directs, sont bien mis en jeu dans ce foisonnement de points de vue.
Outre la multiplication des points de vue sur les sujets du documentaire, un extrait montre bien l’importance des subjectivités affirmées qui filtrent la réalité cantonaise et qui soulignent non seulement son état en perpétuelle modification mais également sa relativité.
Sur des images de rues, le diplomate donne ses impressions sur Karine. Elle est, selon lui, charmante et innocente. Ce qu’il trouve émouvant, ce sont les femmes issues de familles traditionnelles qui sont propulsées dans les grandes villes et qui font face à l’ouverture de la Chine. Pendant ses commentaires, la pluie tombe sur Canton.
Les spectateurs ont accès à un aspect de la vie dans la mégalopole par le biais des commentaires de Christian Mérer sur la personne de Karine. Par association d’idées, le diplomate informe l’audience de la co-existence de la tradition et de la modernité doublée de la confrontation entre les générations.
Plus tard, l’Attaché aux Affaires Étrangères est également vu en présence de Zhang Haier dont les photographies de femmes chinoises sexy défilent à l’écran. En plongée, il est possible de voir les deux hommes feuilleter un album. Christian Mérer et Zhang Haier semblent communiquer en anglais. Puis, la voix off de ce dernier en cantonais vient recouvrir le dialogue de faible intensité sonore et donc, peu audible. Il explique les difficultés de ces modèles qui sont jugées comme des filles de mauvaise vie et de ce fait, qui sont mal considérées par leurs entourages et notamment par leurs patrons. À nouveau, les photographies de femmes se succèdent à l’écran. Les transitions entre ces images se font entendre par un son de rétroprojecteur. Les confrontations entre générations ainsi qu’entre tradition et modernité se ressentent également dans le champ de l’art. Le photographe préfère dire qu’il met en jeu ses « pulsions » plutôt que la société pour le choix de ses thèmes. Il implique donc son intériorité.
Ces deux brèves descriptions permettent de noter que le passage par la subjectivité des individus pour atteindre une réalité parmi d’autres se retrouve dans les propos de Christian Mérer qui se met à la place des jeunes femmes cantonaises et de Karine en particulier pour souligner la modernité actuelle de Canton. De même Zhang Haier se positionne comme un artiste « expressionniste » plus que politique bien que le travail révèle la persistance des mœurs traditionnelles.
Similitude entre l’énonciation filmique et les propos de Christian Mérer
Outre l’importance d’éléments culturels orientaux et occidentaux pour les individualités, leurs investissements dans le monde culturel et leurs situations délicates par rapport à la Chine économique qui s’intéresse moins, selon Rob Rombout, à la culture, un autre point commun entre les cinq protagonistes peut être relevé, celui de leur relation à Christian Mérer qui semble être la personnalité centrale, le noyau autour duquel gravitent les quatre autres cantonais filmés. Cette situation privilégiée de Christian Mérer s’est progressivement mise en place au cours de la réalisation du documentaire. Lors d’un premier tournage, la collaboration n’était pas encore engagée. Pour son projet, Robert Cahen a filmé des personnes isolées et la nature. Dans un second temps, Rob Rombout qui a accepté de collaborer à ce documentaire a visionné les rushes. Les deux hommes ont alors imaginé un scénario. À cette étape de discussion, un personnage clef a été envisagé pour servir d’intermédiaire entre les réalisateurs et les chinois. Lors du second tournage, les nombreux entretiens avec Christian Mérer ont révélé sa volonté de se placer comme « informateur et spécialiste » [37] de Canton. Aussi, l’homme a pris un rôle clef au sein de l’énonciation filmique. Par ailleurs, progressivement au cours du visionnage, les spectateurs peuvent se rendre compte que les quatre personnes sont dépendantes de lui de part son poste d’Attaché aux Affaires Étrangères. Selon Rob Rombout, ils sont des personnes de passage dans l’entourage de l’homme.
Lors de la soirée commune à Christian Mérer et à Chen Tong passée dans le restaurant, la pluie tombe depuis longtemps dehors. Quelques plans de coupe montrent des façades d’immeubles dans la nuit. L’éditeur lit un texte (certainement* de Samuel Beckett) sur la mort en cantonais traduit en français au bas de l’écran. Un train circulant entre des bâtiments est vu en plongée. Son sifflement retentit. Si dans cette séquence les images de la ville donnent l’ambiance du moment de la rencontre entre les deux hommes et replace les protagonistes dans le contexte de la mégalopole en constante activité, elle ne se cantonne pas à ce rôle. Bien au contraire, elle semble se hisser au premier plan, non seulement en tant que sujet du documentaire mais aussi comme révélatrice de l’approche qui en est proposée.
L’accès à Canton proposée à travers le film résonne avec les propos de Christian Mérer. [38] A l’instar des points de vue donnés par la caméra, le diplomate se tient à l’écart. Au niveau du discours des images, comme pour le premier plan-séquence [39] et comme il est fréquent au cours du documentaire, un intermédiaire entre l’appareil d’enregistrement et le sujet filmé évite tout cadrage direct et frontal. Ce type de prise de vue entretient une certaine réserve vis- à‑vis des scènes filmées comme s’il s’agissait de ne pas modifier le comportement des personnes avec la présence de la caméra. [40] Par exemple, dans la tour consulaire, la caméra filme Christian Mérer à travers la vitre ornée de bandes grises horizontales opaques séparant son bureau et le couloir. Les documentaristes se placent ainsi à distance des activités du diplomate, lui-même travaillant hors de l’agitation de la ville. [41]
D’une façon plus générale, le positionnement en retrait, également dû au décalage temporel et référentiel entre les commentaires et les images, se retrouve en la personne du diplomate qui est dans la situation d’un français en Chine. Ni touriste ni cantonais, il vit dans cette ville pour son travail et donne son point de vue de semi étranger sur la ville.
Si, comme il a été démontré, le documentaire propose une approche indirecte de Canton, Christian Mérer le conseille et le formule clairement dès le début du documentaire. Un travelling latéral de droite à gauche suit un homme portant un casque rouge sur un scooter. Un autre travelling qui s’effectue dans l’exacte continuité du précédant montre le visage d’une jeune femme au premier plan alors que le paysage urbain défile derrière. Surélevée par rapport à la hauteur d’une voiture, elle se trouve certainement dans un bus ou un tram. Il s’agit de Karine [42]. Au son ambiant de la ville s’ajoute la voix de Christian Mérer. Il trouve intéressant d’aborder Canton « par les signes », « par les corps » et par un nombre restreint de personnes. [43] La proposition d’approche de Canton par Christian Mérer correspond à celle adoptée dans le documentaire qui aborde bien la ville par le biais de cinq personnes aux situations singulières. Le rapprochement entre le paysage et le corps préconisé par Christian Mérer se réalise dans les images de ce plan-séquence avec le profil de Karine associé à la rue au second plan, mais aussi dans bien d’autres images au cours du documentaire.
Par ailleurs, le mouvement constant semble caractériser autant la construction filmique que la situation de Christian Mérer. Dès le début du film, alors qu’un travelling de jour parcourt une rue passante de Canton, la voix de l’homme se fait entendre. Celui-ci explique sa situation vis-à-vis de la ville : selon lui, il n’est pas vraiment un diplomate mais plutôt détaché aux Affaires Étrangères. Ceci renforcerait « la sensation [un peu] de mouvement, d’ailleurs, d’aléatoire (…) ». A travers les propos de Christian Mérer, il est possible de comprendre que le fait d’être entre deux statuts, voire entre deux cultures, au regard de sa situation de français travaillant en Chine, engendre un type de déracinement, ou du moins une absence de terre stable et familière, qui se caractérise par une sensation de changement constant. Ce sentiment énoncé par l’Attaché aux Affaires Étrangères résonne avec l’omniprésence du mouvement au sein des images de rues ainsi qu’avec son état d’entre-deux.
Pour autant, les regards des cinq protagonistes convergent tous vers Canton qui devient par là même un point de rencontre entre les deux cultures. Autrement dit, la vision offerte aux spectateurs du documentaire résulte de l’addition de récits singuliers dont le point commun est l’influence plus ou moins prononcée des cultures orientale et occidentale. Alors que les cinq personnes sont filmées dans leur environnement quotidien, elles livrent par la parole entendue en voix off leurs points de vue sur la ville et leur relation avec celle-ci. La pluralité des visions à travers laquelle le public est invité à considérer la vie cantonaise favorisent une rencontre non définitive qui affirme son état « en devenir ». En effet, par simple juxtaposition de témoignages, le documentaire met en évidence le différentiel entre les pensées énoncées en voix off qui sont mises en scène. Celles-ci dépendent d’une personne, d’un lieu et d’un moment mais aussi de la réception qui peut être plus sensible à l’un ou l’autre des protagonistes. [44] Ainsi, le discours du documentaire est instable, comme s’il était en cours de formation au fur et à mesure des témoignages. Il semble pouvoir se modifier d’un instant à l’autre.
B. Entre-deux : zone en perpétuel changement
Chaque élément composant le documentaire expérimental se situe dans un entre-deux, dans cette zone qui est, par essence, non fixe. Le documentaire lui-même possède cette caractéristique.
B. 1. Mutation, mouvement et multiplicité
La ville chinoise est donc elle-même en devenir. Le documentaire s’attache à en rendre compte par les rapports entre les commentaires et les images.
Sur les plans culturel et politique, Canton oscille entre tradition et modernité. Outre la juxtaposition notoire d’immeubles modernes et de maisons vieillies dans le paysage urbain, cet entre-deux est également figuré par Karine, la jeune étudiante en français élevée dans une certaine tradition et se destinant à travailler avec les étrangers. Son individualité et son histoire réunissent une enfance passée dans le contexte d’une pauvreté provinciale et la conception traditionnelle du mariage d’une part et d’autre part, la vocation d’un emploi dans une mégalopole moderne.
Le communisme, qui attise le choc des générations maintenant que la Chine s’ouvre progressivement, est prégnant dans la personnalité qu’est Lin Yi Lin et transparaît notamment à travers la vie de son père. Outre l’évolution de la physionomie de la ville, les confidences de l’artiste cantonais relèvent la co-existence d’une tradition persistante et d’une actualité mondiale. Par exemple, au cours du documentaire, dans une rue étroite de quartier, Lin Yi Lin est suivi par une caméra portée. Le son ambiant du lieu est entendu. Des enfants et des adultes passent. Le rouge soutenu des murs est par endroit délavé. L’artiste parle en voix off des changements constants de la ville : « Pendant ces dix dernières années on voit apparaître et disparaître des quartiers entiers. Canton ne cesse de se transformer. ». En accord avec son temps, son travail artistique s’avère être en rapport avec les modifications urbaines. En effet, il récupère son matériau sur les chantiers de construction. [45] Sur les images de ruelles, Lin Yi Lin confie un différent qu’il a eu avec son père, qui occupait un poste d’Entrepreneur d’Etat avant la révolution culturelle. Il témoigne ainsi de l’évolution de la vision du monde d’une génération à l’autre ancrée dans le contexte politique. Son père aurait souhaité qu’il peigne selon la tradition chinoise. L’artiste « ne l’a pas satisfait sur ce point. ». [46] La nuit est tombée dans les images suivantes. Les ombres des passants défilent sur une palissade blanche. Plusieurs plans-séquences montrent des chantiers urbains sur lesquels des hommes travaillent encore. Les étincelles fusent. Le son des travaux s’interrompt brutalement.
Les images de chantiers et les pensées de Lin Yi Lin insistent bien sur la transformation de Canton. Au regard de ce passage, la ville est caractérisée par son état en cours de changements culturel, politique et physionomique. Pour le figurer, la méthode est sobre. Il s’agit d’associer les images actuelles de la ville, celles des déplacements des protagonistes dans les rues, aux récits de leurs vies marquées par l’histoire de la Chine. Le changement de mode de vie et a fortiori de la façon de la concevoir ainsi que les modifications que la ville a subies, ou alors qu’elle est en train de subir, la dépeignent comme une zone en perpétuelle mutation sur tous les plans. D’ailleurs, les propos de Lin Yi Lin ouvrent sur un autre domaine également touché par cet entre-deux, celui des conceptions de l’art : la vision chinoise ancestrale confrontée à celle occidentale liée à la modernité, qui tend à s’imposer dans le monde. Cet aspect transitoire se retrouve dans la pratique de Zhang Haler dont les photographies de femmes mettent en évidence l’écart entre les mœurs chinoises et l’art contemporain.
Sur le plan de l’image, l’importance des flux de la circulation crée un mouvement constant dans les rues qui accuse l’idée de mutation urbaine, de transit. Dans la nuit, la caméra suit un homme au casque rouge vif sur un scooter. Sous l’effet de l’éclairage urbain et dans le mouvement latéral de droite à gauche du travelling, la silhouette de l’homme disparaît dans l’obscurité. Seules quelques sources de lumière et des reflets dansent sur l’écran. De temps à autre, l’homme filmé est entr’aperçu juste l’instant de son bref passage sous un lampadaire. Puis, suivant un même vecteur directionnel et une même vitesse, l’appareil d’enregistrement longe une vitre striée horizontalement. Ainsi, les deux plans-séquences juxtaposés sans effet intermédiaire produisent une impression de continuité. Toutefois, le mouvement du second paraît plus rapide. Cet effet illusoire d’un surplus de vitesse vient simplement du fait que l’objet filmé est plus proche de l’objectif de la caméra. Soudain, la lumière du jour est présente pour le travelling suivant prenant place dans une rue de Canton. La caméra, toujours dans ce même mouvement latéral, suit à nouveau un homme sur un scooter. Puis, elle change de cible et s’attache à un autre passant sur une motocyclette qui est entrée dans le champ. C’est maintenant le tour d’une autre personne. Un jeu de rapport de vitesse s’effectue ainsi. Le ballet des véhicules à deux roues se déplaçant en tout sens est ainsi rendu à l’image.
À l’instar du premier plan-séquence, les effets visuels déformants et les ambiances lumineuses sont produits exclusivement avec les moyens disponibles in situ c’est-à-dire avec les caractéristiques du lieu et du moment, tels l’environnement urbain (lumières artificielles de Canton, architecture aux parois réfléchissantes et vitres) et les phénomènes naturels (lumière du jour ou obscurité de la nuit, pluie). Le montage reste sobre bien qu’il puisse produire des effets d’optiques dus à la vitesse et aux vecteurs directionnels des mouvements. Canton se caractérise donc par l’instabilité et les flux perpétuels évoqués dès le proverbe inclus dans le prologue.
Si les images ne sont pas retouchées, les reflets de la ville sont exploités pour créer des aspects visuels spécifiques qui font sens. Fréquents dans ce documentaire, ils font échos à la démarche, adoptée par les réalisateurs, fondée sur les intermédiaires. En effet, les reflets qui déforment et multiplient le réel s’apparentent aux médiations qui altèrent et donnent plusieurs visions de la réalité conceptuelle qu’elles rapportent. Pour le formuler autrement, la multiplicité et la complexité de Canton sont présentées autant au niveau de la parole, par la somme des témoignages singuliers, que sur le plan de l’image, par la diffraction de sa représentation.
Pour donner un exemple parmi d’autres, un plan-séquence pourrait paraître retouché. Au bout d’un court instant, il est possible de se rendre compte que son étrangeté vient du filmage de l’environnement urbain par le biais d’un aquarium certainement placé derrière une vitrine. Le poisson nageant dans les airs donne l’indice d’une image superposant les images des espaces de part et d’autre de la paroi réfléchissante. Au sein d’une seule image non retouchée se trouvent deux réalités distinctes et simultanées de Canton qui soulignent ainsi la diversité de la ville grâce au dédoublement du point de vue. [47] Le plan-séquence rappelle que la ville ne se présente pas sous le même aspect selon l’endroit d’où on la regarde. Il renvoie symboliquement au rôle de la juxtaposition des témoignages au niveau de l’espace parlé et écrit des commentaires.
Un autre passage est éloquent pour l’utilisation des reflets. Le cadrage est divisé en deux. À droite, la circulation de la grande ville est filmée alors que la partie gauche est occupée par la façade en verre d’un bâtiment qui reflète son environnement en le déformant. Les rues de Canton acquièrent ainsi une étrangeté. Le cadrage donne aux images une fausse symétrie. L’intermédiaire de la vitre et de ses reflets est donc bien souvent exploité pour dépeindre la multiplicité de la ville et de ses habitants.
Non seulement les effets de miroir accusent les inévitables médiations lorsqu’une réalité est considérée mais l’esthétique du reflet permet d’accroître les mouvements effectifs de la ville. Par exemple, un plan-séquence cadre de près un homme au casque noir. De légers reflets dansent sur son visage. [48] L’impression de multiplicité est ainsi amplifiée.
B. 2. Caractères de Canton
Foisonnement et anecdotes : la masse singularisée
Canton est donc présentée sous son aspect foisonnant. De nombreux plans-séquences s’attachent à la circulation incessante dans la mégalopole. Un travelling passe devant une structure de chantier qui forme un réseau serré de lignes. Un groupe d’homme court. Le son ambiant s’arrête net. La caméra est de retour dans la tour consulaire. A nouveau, dans la rue, les vélos passent tout près de la caméra à gauche et à droite. Le point de vue se situe au niveau des visages. Ceci peut éventuellement qualifier Canton de ville organique comme le suggère d’ailleurs Christian Mérer dans ses propos. Le vent souffle dans les arbres. Un grondement de tonnerre retentit. Canton, plongée dans la nuit orageuse, est vue en contre plongée. Les points lumineux en mouvement ou non sont nombreux. A un autre moment, une vue de la ville la montre sous un angle original qui insiste sur les nombreux déplacements. Seules les jambes des cyclistes et les roues des bicyclettes sont cadrées et traversent l’écran en tous sens. Le son net et intense des vélos a été reproduit en studio afin de les isoler et ainsi de « donner un sens à l’image » [49] et d’insister sur le caractère mouvementé de l’espace filmé. La caméra placée proche du sol accentue le flux humain de la ville. Puis, elle s’élève pour montrer la rue à hauteur d’yeux.
La mégalopole se caractérise par les flux de la circulation, sa physionomie favorise les déplacements en masse. Néanmoins, des scènes banales impliquant des « anonymes singuliers » [50] insèrent de la singularité dans la masse des inconnus comme cet homme, qui porte deux gros sacs accrochés aux extrémités d’un bâton, filmé depuis l’autre côté de la rue et qui attend longtemps avant de pouvoir traverser ou encore, comme ce plan rapproché d’un badaud devant un mur reflétant de façon floue son environnement. Une femme entre dans le champ, le regarde, puis tourne la tête vers la caméra avant de sortir du champ.
Par ailleurs, l’agitation de la rue est mentionnée par Chen Tong. Alors que le paysage urbain défile à l’écran grâce à un travelling latéral de droite à gauche qui dure relativement longtemps, l’écrivain dit en cantonais que s’il devait donner une image de Canton, ce serait la rue et les activités qu’elle accueille ainsi que la culture (Opéra) et les femmes. [51] La scène décrite par l’écrivain amorce le parallèle entre Canton et les femmes qui est très présent dans le discours de Christian Mérer.
Canton modèle les corps et les esprits
Dès le début du documentaire, un travelling avant est produit par le placement de la caméra dans une voiture. La rue défile de part et d’autre de la caméra. Sur le ton de la confidence, qui caractérise les commentaires des cinq protagonistes, l’Attaché aux Affaires Étrangères livre son impression de Canton. Pour lui, elle est sensuelle, érotique et ceci serait visible dans les corps des gens. [52] L’avis de Christian Mérer paraît important. Il attribue à Canton, dès les premiers moments du film, la capacité de modeler visuellement, ou du moins de façon sensitive, les corps de ses habitants. Vers la fin du documentaire, dans un parc, des anonymes s’entraînent physiquement. Ils assouplissent leurs poignets parfois vus en gros plan. Une musique et des phrases en cantonais non traduites retentissent amplifiées par des hauts parleurs [53]. La voix masculine paraît donner les instructions pour les exercices physiques. Puis, la caméra filme des silhouettes de mains à travers un tissu rouge traversé par une lumière vive. Sur les images de ce théâtre d’ombre chinoise, Christian Mérer avoue sa difficulté à vivre dans la société cantonaise. Il pense qu’un système peut entrer dans les corps, dans les têtes et dans la façon de parler des individus. [54] À l’image, les cantonais dans le parc continuent leur gymnastique. Peut être sont-ils en train de modeler leur corps pour le conformer à Canton ?
Cette séquence d’entraînement physique peut évoquer le côté culturel c’est-à-dire « les manières de l’art d’utiliser le corps humain, les faits d’éducation » qui s’incarnent, selon le concept d’« habitus » [55] de Marcel Mauss, « dans les corps et les esprits sous forme de dispositions durables. » [56]
Sur le plan conceptuel, Christian Mérer semble penser qu’une réalité impalpable peut être approchée par le biais de la réalité sensible lorsque celle-ci est imprégnée par des idées abstraites. Pour lui, la femme et le paysage sont les réalités physiques qui lui paraissent les plus à même de pénétrer Canton.
Une jeune femme, vêtue du même rouge que celui de son casque et de son scooter, est suivie un temps par la caméra. Le diplomate prend la parole en voix off. Il compare les femmes au paysage. Il pense que la terre est féminine, que toutes deux sont importantes et que dans le corps des femmes, il est possible de voir le présent et le passé. [57] Aussi, l’Attaché aux Affaires Étrangères est souvent accompagné de femmes. Ceci peut être interprété comme une façon pour lui de connaître Canton. Par exemple, une séquence présente à la fois la démarche de Christian Mérer et une esthétique qui ne manque pas d’évoquer l’orient : des bambous au premier plan cachent et montrent à la fois le diplomate et une femme assis sur une terrasse. Puis, ils marchent dans la forêt de hautes tiges végétales. [58] Vers la fin du documentaire, la caméra est placée à l’avant de la voiture, dirigée vers l’arrière où se trouvent Christian Mérer et une femme. Ils ne sont pas bien visibles alors que le chauffeur se trouve au premier plan. Ce plan rappelle l’idée du diplomate selon laquelle il est possible d’aller plus loin en Chine en pénétrant le paysage au côté d’une femme chinoise. [59]
Canton : vaste réseau de connexions
Le physique des cantonais n’étant pas exploré par les images, celles-ci s’attachent plus volontiers aux paysages notamment urbains. Considérées dans leurs relations à la démarche globale du documentaire, elles paraissent insister sur l’importance des connexions d’unités indépendantes qui forment un ensemble, un tout.
Comme il a été vu, les protagonistes forment un réseau d’individus. Un court plan-séquence, au potentiel symbolique, se distingue de façon frappante du reste du film. Un cadrage rapproché montre une femme faisant d’étranges mouvements sur fond de bruits courts, secs et étouffés. Ce plan-séquence dure un temps puis un zoom arrière replace la scène dans son contexte. Il s’agit d’un jeu de balle pratiqué en groupe. Ce déroulement passe d’abord par un individu isolé de son contexte pour ensuite dévoiler sa situation dans son environnement immédiat. Outre l’intrigue suscitée chez les spectateurs qui ne peuvent pas comprendre la scène dès son commencement, cette dernière fait échos à la structure du film dans son ensemble. En effet, le documentaire propose de passer par des individualités avant de révéler progressivement les liens qui unissent toutes les personnes filmées ainsi que les connexions d’ordre thématique ou analogique entre les divers moments présentés.
Juste après la scène du jeu de balle aux pieds collectif, l’écrivain Chen Tong et des anonymes se font masser les pieds. Christian Mérer parle en voix off de la solitude en Chine. Pour éviter cela, il faudrait, selon lui, se regrouper en cercles de personnes. Mais finalement, il doute en émettant l’hypothèse que les groupes ne sont peut être que des illusions. Les propos de l’Attaché aux Affaires Étrangères évoquent la reconstruction par les réalisateurs [60] d’un groupe de personnes pour les besoins du documentaire visant à rendre compte de la vie à Canton et de son état entre-deux. Les liens qui unissent les personnes et les lieux n’évitent pas la solitude qui ne devrait pas s’appliquer uniquement aux Chinois comme le fait Christian Mérer mais bien à tous les êtres humains.
Canton, mégalopole aux multiples flux et connections, est à l’image de la société reproduite par le documentaire à une plus petite échelle grâce aux liens entre les personnes filmées, la ville, son Histoire et ses petites histoires individuelles.
À un moment, le plan sur l’éditeur Chen Tong en contre-jour devant la fenêtre est réitéré. Des vues de Canton montrent bien le réseau routier où les voies se croisent, passent l’une au dessus de l’autre. La physionomie de la ville est analogue au réseau abstrait décrit dans le documentaire entre les cinq protagonistes, entre chacun d’eux et Canton, entre tous les points de vue exposés, qu’ils soient ceux des personnes impliquées dans le film ou ceux racontés (c’est-à-dire ceux des parents, de l’opinion publique, etc). Toutes ces façons de concevoir la vie et la société se rejoignent ou divergent, entre tradition et modernité, entre culture occidentale et culture orientale.
B. 3. Caractères du documentaire
Les conceptions de l’art renforcent l’instabilité du discours
Pour finir, suite à la proposition selon laquelle les idéologies modèlent les liens sociaux, il est intéressant d’observer la place de l’art et de la culture, très présents dans ce documentaire, afin de voir dans quelles mesures ces derniers influencent la vision des personnes filmées, elles-mêmes données à voir et à entendre aux spectateurs.
Si pour Zhang Heier et Christian Mérer l’art est lié à la société, le premier doute de sa capacité de changer les idéologies alors que pour le second, il possède un pouvoir très grand, il influe sur la façon de voir le monde. Si les deux avis divergents, exposés sans être hiérarchisés, ne peuvent pas se rejoindre, cela est dû au point à partir duquel les protagonistes considèrent l’art. Le premier commente l’influence de l’art sur la société et les hommes alors que le second se place dans un registre personnel, intime.
En effet, le photographe parle des rapports entre l’art et la société lorsqu’à l’écran, ses images de maisons délabrées se succèdent. Il émet le constat que des sociologues et des artistes croient en la capacité de l’art à changer les choses. Alors que pour sa part, il se considère comme un simple photographe. [61] En ce qui concerne Christian Mérer, lorsqu’il est filmé dans une voiture, il parle, toujours en voix off, de la fonction des images. Il confie « doubler sa vie à Canton d’images ». Cela serait, selon lui, la seule façon d’exister vraiment. Avec un appareil photographique, il ne cadre pas et fixe la réalité extérieure par hasard alors qu’avec une caméra, il filme l’intime. Puis, il conclue en disant que le but est peut être l’image et, il fait remarquer que ce qui est vu dans les images n’est jamais ce qui est vu lorsque l’on prend la photographie. [62]
La dernière proposition de Christian Mérer peut être entendue comme une indication à l’attention des spectateurs. En regardant le documentaire, ils sont ainsi avertis du décalage entre les images en mouvement et la réalité de Canton.
L’art à travers l’exemple de la photographie permet de souligner différents positionnements possibles face à une problématique, celle du rôle de l’art. Il introduit un sujet de réflexion dans le documentaire : l’acte de produire des images ainsi que son impact sur les individus et la société. Le documentaire lui-même est ainsi mis en relief. Il est questionné intrinsèquement ou, formulé différemment, il se met en question par lui-même. Par conséquent, l’image révèle son ambiguïté et sa tendance à la polémique.
D’ailleurs, l’Attaché aux Affaires Étrangères concède que l’art se présente d’emblée comme un sujet délicat qui n’est pas unificateur. A l’intérieur d’une voiture, la caméra filme l’eau repoussée par intermittence par les essuie-glaces. Le diplomate explique qu’il est difficile de parler de poésie avec les chinois sauf avec ses amis. La littérature contemporaine serait très morbide. Les lumières de la ville sont rougies par les phares sous la pluie et créent une atmosphère qui paraît artificielle.
« Plutôt que de tenter d’exposer les personnes et Canton dans une image figée qui se voudrait totalisante, les réalisateurs semblent avoir emprunté la voie d’une présentation laissant transparaître autant leur incertitude que celles des protagonistes. »
Ne pas affirmer mais proposer
Il serait tout aussi difficile parfois d’entrer dans la littérature que de comprendre une autre culture. Cette réflexion de l’écrivain, éditeur chinois Chen Tong rappelle la difficulté à laquelle Christian Mérer est confronté en vivant au jour le jour plongé, au travail comme en privé, dans la culture chinoise [63] ainsi que la position des réalisateurs étrangers face à leur sujet.
De retour dans un couloir sombre, l’univers de la tour consulaire s’oppose à l’activité de la rue. La caméra s’attache une fois de plus aux reflets. Une discussion, filmée en direct, entre Christian Mérer, sa traductrice et un homme n’est pas traduite et peu audible. Sur des vues de personnes au travail dans un bureau, la voix du diplomate explique que les relations professionnelles en Chine consistent à ne pas faire perdre la face à l’autre. Il s’agirait du Confucianisme. [64] L’expérience chinoise de Christian Mérer résonne avec l’approche volontairement lacunaire que semble proposer le documentaire. En effet, les points de vue jamais frontaux sur les protagonistes, ne dévoilant que certaines caractéristiques de leurs physiques tels que les silhouettes, les allures, les démarches ou des fragments de corps, peuvent être interprétés comme un signe de respect de leur individu. Cette façon si particulière de filmer correspond à une rencontre entre des individus, ceux qui filment et ceux qui sont filmés. Mettant en avant l’endroit qu’occupe la caméra dans les espaces de tournage, les cadrages de biais et les caméras portées attribuent au public un emplacement virtuel, proche ou éloigné, au sein des scènes filmées. Ce procédé, associé au mouvement de l’appareil d’enregistrement et des éléments filmés ou des reflets, engendre un dynamisme aléatoire qui insuffle un caractère instable et changeant à l’approche de Canton. Plutôt que de tenter d’exposer les personnes et Canton dans une image figée qui se voudrait totalisante, les réalisateurs semblent avoir emprunté la voie d’une présentation laissant transparaître autant leur incertitude que celles des protagonistes. Face à la relativité de Canton, les spectateurs peuvent à leur tour prendre acte de leur subjectivité et considérer l’Autre dans sa proximité et son éloignement, dans sa similitude et sa différence.
Association des contraires
Le film s’achève avec une atmosphère nocturne qui accueille un dernier monologue de Christian Mérer. Un plan-séquence prend place dans une boîte de nuit. Les faisceaux de lumières artificielles en mouvement sont multicolores à dominantes bleu, rouge, rose. Une nappe sonore remplace la musique du lieu. Ceci donne un aspect décalé à la scène comme si ces images correspondaient plus à des souvenirs qu’à des instants présents et vécus.
De retour dans un taxi, les reflets ont envahi l’écran. Une petite musique de variété occupe le fond sonore. À l’extérieur, le jour semble se lever. Alors que la voix du diplomate est entendue, des plans-séquences assez courts [65], montrant des gens marcher dans la rue, viennent rompre la linéarité du trajet en voiture. Isolé dans le véhicule, Christian Mérer est vu en contre-jour. Le diplomate livre sa perception de la Chine selon laquelle cette dernière mènerait au vide par le chemin du plein. Outre la considération des contraires qui se rejoignent dans les signes, l’homme évoque l’ambiguïté de la perte de soi et le fait de se trouver soi-même. [66] Le choix des réalisateurs de conclure le documentaire sur une phrase du diplomate signifiant ses doutes (« c’est pas sûr »), insiste sur la relativité de son avis.
Un fondu au noir clos le film en douceur. Puis, le générique défile accompagné du chant de la femme entendue et vue au cours du documentaire.
Ces réflexions philosophiques peuvent évoquer l’expérience personnelle de collaboration des deux réalisateurs aux parcours différents. Si Robert Cahen et Rob Rombout se sont rencontrés lors d’un festival de vidéo, le premier a investi le domaine de l’art vidéo et le second s’est orienté vers le documentaire. De plus, leurs méthodes de travail s’opposent. Le premier filme beaucoup avec sa sensibilité, son intuition et exprime ses impressions, construit son propos surtout lors du montage, du mixage vidéo. Le second se base sur des scénarii, sur des structures et met en scène le réel dès l’étape du filmage. Outre l’enrichissement des discussions, le travail de collaboration a permis à chacun d’eux de s’essayer à la méthode et au travail de l’autre. En effet, Robert Cahen, qui souhaitait faire un documentaire, portait une attention accrue au réalisme, à la restitution de leur expérience cantonaise et de leurs rencontres. Alors que Rob Rombout, contrairement à sa démarche habituelle, s’est laissé porter par des idées spontanées. [67]
Canton la Chinoise propose une vision de la mégalopole qui semble être le résultat du déroulement d’une pensée plurielle car constituée par des sujets producteurs de significations distinctes : les réalisateurs et les cinq protagonistes. Sa progression découle de correspondances analogiques c’est-à-dire qu’une image, une idée ou un thème introduit, par glissement, la séquence suivante. Ce processus souligne les flux et les circulations qui caractérisent la ville ainsi que le déroulement des pensées. Au sein de ce développement coulant qui évoque la fluidité, des personnes et des thèmes semblent se répondre, renvoyer l’un à l’autre par rapprochement ou par opposition. Par exemple, si la séquence concernant les deux appellations, chinoise et française, regroupe Karine et Christian Mérer, la différence entre les deux individus est marquée par l’opposition brutale entre le son de l’agitation urbaine qui entoure la jeune étudiante pas encore installée dans la vie et le silence du cadre de travail du diplomate. Ainsi, les oppositions et les rapprochements ne sont plus antagonistes, exclusifs. Ils sont présents dans chaque situation et chaque entité. La conclusion de Christian Mérer caractérisée par une grande confusion face à l’expression simultanée des contraires, des pôles opposés, souligne l’aspect que les réalisateurs semblent avoir souhaité mettre en évidence, à savoir les mouvements incessants d’une mégalopole dans lesquels se confondent les contradictions. Ces dernières sont donc réunies et associées dans le documentaire pour informer de la versatilité d’une réalité contrastée.
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1.Cette méthode est celle que Rob Rombout applique à tous ses documentaires.
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2.Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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3.Termes de Rob Rombout.
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4.« On ne peut faire des variations que dans les thèmes. ». Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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5.Michel Chion, « Son et montage au cinéma », in La toile trouée, p. 150–151. Cette « tri-partition » du sonore au cinéma est reprise dans le Dictionnaire théorique et critique du cinéma réalisé par Jacques Aumont et Michel Marie publié par Nathan en 2001.
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6.Les traductions apparaissent en sous-titre, elle peuvent appartenir à l’espace des images en tant que calligraphie comme cela est le cas pour le titre en français puis en cantonais. Mais, elles sont aussi étroitement liées à l’espace sonore des commentaires dans le sens où les spectateurs sont amenés à pratiquer la lecture silencieuse pour certains ou pour la totalité des propos énoncés en cantonais et en français.
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7.Voir le sous-chapitre « similitude entre l’énonciation filmique et les propos de Christian Mérer » dans ce texte.
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8.Propos de Rob Rombout. Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxell
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9.À ce propos voir le sous-chapitre « proximité et distance » dans ce texte.
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10.La distance temporelle entre les commentaires et les images a pu être abolie depuis l’invention des caméras au son synchrone qui enregistrent simultanément à l’image les voix des personnes filmées au tournant des années cinquante et soixante.
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11.Les films sont projetés et les acteurs commentent les images simultanément. Leurs propos servent de bande son. Il faut noter que, dans le cas de Moi un noir, les caméras synchrones n’existaient pas encore lors du filmage. Ceci prouve que le commentaire extérieur et dominant a été remis en cause avant la possibilité d’enregistrement synchrone des sons.
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12.À la distance temporelle s’ajoute, dans ce cas précis, une distance entre l’acteur et son image qui n’agit plus mais commente son action.
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13.Définition du dictionnaire des arts médiatiques de l’UQAM.
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14.Définition du dictionnaire des arts médiatiques de l’UQAM.Le plus couramment, la voix hors champ désigne la « voix provenant d’un personnage situé en dehors de la scène ou du cadre de l’écran. ».
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15.Dans ce texte, le terme de « voix off » reste employé afin d’éviter le contre sens que le terme « voix hors champ » ne manquerait pas de produire en renvoyant à son cas le plus courant, à savoir la voix d’un personnage non visible à l’écran mais présent à ce moment dans l’histoire c’est‑à‑dire situé hors champs.
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16.C’est‑à‑dire, lors du mixage de la bande son.
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17.Comparaison de Rob Rombout. Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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18.Les propos de Christian Mérer : « Toute la ville est là en fin de compte sous la Tour consulaire, mais en même temps cette tour nous met à l’écart des rumeurs, du bruit, de la foule. C’est une zone préservée dans laquelle on travaille énormément. Moi, j’aime beaucoup ce travail administratif par sa rigueur, par sa précision. Il y a un côté quasi monacale. ».
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19.Définition du Dictionnaire des arts médiatiques de l’UQAM.
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20.Technique par laquelle l’action est filmée en fonction de la position physique et du point de vue d’un personnage, de l’auteur du film ou d’une bande vidéo. Dictionnaire des arts médiatiques de l’UQAM.
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21.Les paroles sont traduites en sous titre lorsque les propos sont énoncés en langue autre que le français.
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22.Comme il a été noté à propos des films de Chantal Akerman, évidemment, les réalisateurs ont toujours le choix de monter ou de ne pas monter tel ou tel discours.
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23.Termes de Rob Rombout. Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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24.Rob Rombout donne un exemple visuel, celui du choc des échelles. Dans son film Queen Mary II (2004), il a juxtaposé un plan en contre plongée de la maquette du bateau et un autre au même angle de vue cadrant le bateau grandeur nature. Ici, les propos de Rob Rombout sont rapprochés de notions plus intangibles : la proximité et l’éloignement.
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25.Karine est certainement la personne dont le visage est le plus visible.
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26.Tout au long du documentaire, l’importance de la calligraphie chinoise, en tant que médiation, est soulignée par l’omniprésence de ces signes, déformés ou non, dans l’environnement urbain.
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27.Propos de Chen Tong : « L’importance de Beckett est universelle. Ses livres sont sans frontières car ce qu’il écrit sont des choses que chaque être humain connaît, que ce soit la solitude ou l’absurdité. ».
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28.Cette personne n’appartient pas à l’échantillon de cinq personnes choisies pour jouer les intermédiaires entre Canton et les spectateurs.
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29.Propos de Christian Mérer : « Je crois que l’on ne pénètre pas plus la Chine que Saint François Xavier, le missionnaire qui a remonté la Rivière des Perles en bateau. Il n’a jamais vraiment mis les pieds en Chine. D’ailleurs, il a été repoussé par les Chinois à l’époque et il est mort en mer de Chine devant Canton. ».
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30.Propos de Rob Rombout. Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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31.Le documentaire étant achevé, les réalisateurs ont effectué trois voyages en Chine pour le montrer et présenter leur travail en général. Selon Rob Rombout, la réception en Chine est différente car la conception des interviews est déterminée par la beauté. Si ce qui les préoccupe est la beauté, il est important pour eux de dire juste, d’être bon. Le documentaire, mettant l’accent sur les hésitations et les contradictions, a suscité une certaine confusion. Il est intéressant de noter que dans Sept visions fugitives de Robert Cahen, qui est une vidéo transmettant des impressions de voyage, les pictogrammes apparaissant en introduction aux sept poèmes vidéo sont laissés dans leur potentiel énigmatique pour le public occidental.
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32.Il s’agit du couloir d’un musée de Canton selon les notes du montage.
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33.Propos de Christian Mérer : « Quand on pénètre un paysage, on ne rentre que dans le paysage et quand on rentre dans le paysage, on rentre dans le cœur de quelque chose en Chine puisque dans toute la tradition chinoise picturale, c’est que le paysage nous domine. On se perd dans quelque chose d’autre. ».
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34.Qualificatif employé dans le résumé du film mis en ligne sur le site Internet de Rob Rombout : www.robrombout.com.
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35.Propos de Chen Tong : « Je pense que Mérer est “cool” pour un diplomate (dans la vie). Il ne fait pas très attention aux détails. Il nous dit souvent de manger ensemble, mais il reporte toujours ses rendez-vous. J’ai conclu que lorsqu’il fixe un rendez-vous (avec nous pour manger) il ne faut plus lui téléphoner pour confirmer, sinon, il va reporter le repas. »
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36.Propos de Christian Mérer : « Chen Tong est un éditeur qui a eu de grands problèmes avec l’establishment chinois puisque sa librairie Borges qui se trouvait dans le campus de Mei Chu Chuan de l’Institut des Beaux Arts a été fermée parce qu’il vend de la littérature contemporaine. Mais je pense qu’il s’en sort bien dans cette forme un petit peu marginale de l’édition qu’il représente. (Il s’en sort bien mieux que d’autres éditeurs qui ne sont pas marginaux.) »
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37.
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38.Il arrive que l’énonciation filmique rejoint les autres pensées telles que celles de Chen Tong et Zhang Haier.
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39.Pour le premier plan-séquence, la caméra filme la rue depuis l’intérieur d’un véhicule à travers la vitre sur laquelle la pluie glisse.
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40.En cela, le documentaire diffère des films de Jean Rouch et de sa notion de ciné-trans qui se définit par l’intervention de la caméra dans le réel qu’elle modifie voire qu’elle provoque.
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41.Voir les propos de Christian Mérer retranscrits dans la note 16.
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42.Les spectateurs ne connaissent pas encore Karine à ce moment du film.
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43.Propos de Christian Mérer : « Nécessairement elle [Canton] fait appel à des ressources intérieures profondes puisqu’on n’y a pas de repères esthétiques. …Elle est là, mais elle est dans le corps des gens. [changement de plan] C’est très intéressant d’aborder la Chine par les signes et par les corps et donc par quelques personnes et non pas par toutes les personnes. ».
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44.En Occident comme en Orient, le discours de Christian Mérer a dérangé. Selon Rob Rombout, ce dernier refléterait « une adolescence mal digérée » car il emploie des mots qui paraissent crus pour exprimer des envies et ceci provoquerait un malaise au sein de l’audience.
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45.Propos de Lin Yi Lin : « Dans mes œuvres j’utilise des briques légères que je récupère lors de la démolition des vielles maisons. Ma vie est étroitement liée à cette matière (première). ».
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46.Propos de Lin Yi Lin : « Mon père au départ travaillait dans une entreprise d’Etat où l’on côtoyait souvent des experts venus de l’Union Soviétique. Pendant la révolution culturelle, il a été considéré comme un droitiste et a été renvoyé dans une équipe de travaux publics. Il a dû travailler sur un chantier de construction. Mon père ne comprenait pas l’art que je fais (actuellement) et il espérait que je pourrais faire de la peinture traditionnelle chinoise. Je ne l’ai pas satisfait sur ce point. ».
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47.La multiplication des points de vues au sein d’une image unique est une caractéristique de l’esthétique vidéographique.
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48.La caméra doit certainement être placée derrière une vitre.
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49.Propos de Rob Rombout. Entretien téléphonique (Strasbourg — Bruxelles) du 19 avril 2007.
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50.Notion de Michel Chion. Voir la définition dans l’analyse de la vidéo Sept visions fugitives de Robert Cahen.
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51.Propos de Chen Tong : « Si je devais donner une image de Canton, elle serait ainsi : Au bord de la rue il y a plein de fruits comme les caramboles, les mangues, les bananes. Dans les ruelles on entend l’opéra de Guangzhuo. Les jeunes femmes sortent en pyjamas et en pantoufles. Elles ont de grosses têtes mais de petits corps, c’est une autre façon d’être sexy, de petites fesses et de petites épaules. Elles boivent de la soupe sucrée pour avoir le teint des femmes du nord. Mais, il n’y a toujours pas d’effet malgré leurs efforts pendant de longues années. ».
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52.Propos de Christian Mérer : « Je trouve que Canton est une ville sensuelle, érotique. ».
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53.Le son in a certainement été augmenté lors de l’étalonnage son.
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54.Propos de Christian Mérer : « Tous les jours, je suis confronté à l’horreur du système. C’est facile de le dire mais comment vivre avec ? Auparavant, je n’ai pu me rendre compte à quel point un système pouvait rentrer dans le corps et donc dans la tête et dans une façon de parler. ».
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55.Le concept a été emprunté à Aristote par Marcel Mauss. Il a également été renouvelé par Pierre Bourdieu dans La distinction : critique sociale du jugement, Éd. de Minuit, Paris, 1979.
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56.Marc Augé et Jean-Luc Colleyn, L’Anthropologie, Que sais-je ?, PUF, 2004, p.61.
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57.Propos de Christian Mérer : « Pour moi c’est très important la… la femme en Chine, c’est comme un paysage. On ne peut peut‑être pas aller plus loin. Et, dans les vieux contes chinois, on parle de la renarde “choulin” ou “choulin chin”, de la renarde fantôme qu’est la femme… » ; ou plus tard au cours du documentaire : « J’aime beaucoup la chair du corps de la chinoise, qui est une chair très lisse. Et j’aime beaucoup le sommeil de la chinoise aussi qui est un sommeil total, profond, enroulé. Dans le Lao-Tseu, on parle souvent de la vallée de Tao, de la femelle du monde. Le monde est féminin ; le monde est une femme. ».
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58.Propos de Christian Mérer : « Remarquable dans sa sensualité. Je crois que la femme c’est… c’est la mémoire dans le corps d’un tas de choses qu’on ne voit pas souvent dans le présent et que rester concentré près du corps d’une chinoise qui parle, ça nous mène… très loin, euh, dans le présent et en arrière en même temps. »
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59.Propos de Christian Mérer : « Chiaiu est une femme très, très cantonaise, très urbaine. Elle n’a pratiquement jamais connu la mer. Transposer une femme qui a vécu toute sa vie dans une grande ville, dans un paysage, dans la jungle de l’île de Guangdong, c’est une expérience étonnante. Et, hum, j’aime pénétrer le paysage avec une femme, à mes côtés. Là, j’ai l’impression d’aller très loin en Chine, le plus loin où je pourrais aller. ».
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60.Ils ont choisit cinq personnes au sein d’un plus grand nombre d’individus rencontrés.
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61.Propos de Zhang Heier : « Je pense que si la société a besoin d’être changée, il y a sûrement une certaine force qui peut le faire. Je ne peux pas changer la société en faisant des images. Bien sûr, beaucoup de sociologues et d’artistes disent que l’art joue un rôle important dans le changement de l’idéologie mais je ne suis qu’un simple être humain, un individu seul. (un corps qui pense) ».
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62.Propos de Christian Mérer : « Je double ma vie à Canton d’images, que ce soit de photos, souvent sans cadrer d’ailleurs, un peu au hasard. Par contre, quand je filme, c’est vraiment dans une sorte d’intimité. Je ne peux vraiment filmer que quand il y a corps, harmonie, entente. C’est la seule façon pour moi d’exister vraiment. Le but, c’est peut être l’image mais ce que l’on voit sur l’image n’est jamais ce que l’on voit quand on prend des images. ».
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63.Propos de Christian Mérer : « On peut très bien travailler en Chine pendant quatre ans dans un consulat, dans un…y vivre sans rentrer en contact physique avec une ville organique. ».
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64.Propos de Christian Mérer : « Dans le cadre de mon travail, j’aime bien avoir affaire à des gens positifs. C’est le Confucianisme, c’est‑à‑dire on respecte toujours la face de l’autre. On ne lui fait jamais perdre la face, le visage… donc, il n’y a jamais de conflit… et je pense que c’est la raison pour laquelle les rapports après, en Occident, nous paraissent très anguleux, très droits, très meurtriers même psychologiquement. Ici, non. On est porté, on… Alors, sur le plan social, c’est bon. Sur le plan de la taoïste de notre âme, c’est lassant. ».
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65.Des plans de coupe.
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66.Propos de Christian Mérer : « La Chine mène au vide. C’est très physique. Il y a un moment c’est vraiment y laisser sa peau ou pas. C’est très plein, c’est plein jusqu’à la nausée quant on le vit au quotidien. Il y a pas de… il y a pas de vide, il y a pas de trous, mais c’est en éprouvant physiquement, d’ailleurs dans la vie quotidienne, ce plein, que nous sommes vidés par ce plein, vidés… comme un crabe sur la plage. Et en fin de compte, tous ces signes nous vident de nos propres signes… Mais il y a peut‑être un vide au fond de nous-mêmes aussi et… mais ça n’a rien à voir avec le fait de se perdre… D’ailleurs pourquoi ne serait-il pas se trouver ?… euh, c’est pas sûr, c’est pas sûr. ».
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67.Évidemment les attitudes ne sont pas imperméables, l’un et l’autre ne se sont pas enfermés dans un type de tâches à l’exclusion des autres.
- Rob Rombout, portrait critique
- Rob Rombout, portrait critique