Can­ton la chi­noise (2001)
de Robert Cahen et Rob Rombout

par Tiphaine Lar­roque, 2009

Table des matière 

Dans le doc­u­men­taire inti­t­ulé Can­ton la Chi­noise, Robert Cahen et Rob Rom­bout rap­prochent deux cul­tures dif­férentes (occi­den­tale et ori­en­tale) par le biais du rap­port de cinq indi­vid­u­al­ités avec leur ville.
Si, comme il a été vu, Chan­tal Aker­man se place dis­crète­ment du côté des noirs améri­cains et des mex­i­cains se des­ti­nant à la clan­des­tinité aux Etats-Unis, elle le fait au nom de toutes les vic­times, de tous les lieux et de tous les temps. Ce qui implique une posi­tion engagée. Robert Cahen et Rob Rom­bout, eux, cen­trent leur film sur des indi­vid­u­al­ités sin­gulières qui pren­nent en charge la total­ité des paroles enten­dues dans le film. Le doc­u­men­taire est donc exempt de com­men­taires autres que les pro­pos des pro­tag­o­nistes. La méth­ode d’interview [1] se dis­tingue net­te­ment de celle util­isée pour les doc­u­men­taires télévisés. En effet, les jour­nal­istes posent bien sou­vent des ques­tions directe­ment et ce, cer­taine­ment pour gag­n­er du temps et peut-être pour obtenir d’emblée les infor­ma­tions dont ils ont besoin. Pour leur part, les réal­isa­teurs de Can­ton la Chi­noise invi­tent d’abord les per­son­nes à par­ler. Con­scients que ces dernières jouent un rôle pour le film et notam­ment face à une caméra, ils ten­tent de repér­er les moments de sincérité au sein de la somme des con­ver­sa­tions enreg­istrées. Rob Rom­bout con­state que le fait de ne pas com­pren­dre la langue peut être un avan­tage car l’attention et la sen­si­bil­ité aux mim­iques et aux atti­tudes, en tant qu’indices de spon­tanéité, sont accrues [2]. Ain­si, con­traire­ment à la plu­part des doc­u­men­taires télévisés et surtout des reportages, les gestes et les silences des per­son­nes filmées sont pris en compte. Ils par­ticipent à la mise en évi­dence des non-dits ou des sous-enten­dus. Comme le remar­que Rob Rom­bout, ce côté hési­tant et frag­men­taire, voire lacu­naire, est en adéqua­tion avec le car­ac­tère tem­po­raire de l’urbanisme et donc de Can­ton. D’une façon générale, le doc­u­men­tariste procède à deux types d’entretiens dont un seul a été exploité pour Can­ton la Chi­noise : les inter­views in qui sont filmées et celles off dont seul le son est enreg­istré. Pour le sec­ond cas de fig­ure, mis en œuvre dans le doc­u­men­taire dont il est ques­tion, l’orientation de la dis­cus­sion est plus philosophique et les pro­pos con­cer­nent les con­cep­tions, les points de vue des per­son­nes sur leur sit­u­a­tion dans monde. Toute­fois, Rob Rom­bout explique, au sujet de sa démarche de doc­u­men­tariste en général, que pour les entre­tiens, comme pour le tra­vail en col­lab­o­ra­tion, il s’agit de faire com­pren­dre à l’autre ce qu’il veut faire. L’intention du réal­isa­teur n’est donc pas niée. Au con­traire, la volon­té de faire sen­tir que le doc­u­men­taire n’est pas la réal­ité est déce­lable par exem­ple dans la plas­tic­ité des images et l’esthétique des cadrages qui com­posent le réel à la façon de tableaux. Si à la télévi­sion l’idée est de faire oubli­er la caméra dis­crète, légère et mani­able, Rob Rom­bout, lui, met en scène et tra­vaille sur un oxy­more, celui de « prévoir l’imprévisible » [3]. Selon lui, la con­struc­tion n’est pas con­tra­dic­toire du hasard. Il prend l’image de la com­po­si­tion musi­cale pour argu­menter ce pro­pos : les vari­a­tions ne sont pos­si­bles que dans les thèmes. [4]

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

« Plus que le film, en tant qu’objet de com­mu­ni­ca­tion, ce serait la représen­ta­tion poé­tique des per­son­nes filmées, la mise en évi­dence des con­tra­dic­tions humaines et des lacunes inhérentes tant aux être humains qu’à tous doc­u­men­taires qui sem­blent être les moyens employés pour rap­procher l’occident de l’orient. »

Tiphaine Lar­roque

En rai­son de la mise en scène, l’énonciation filmique de Can­ton la Chi­noise se car­ac­térise au pre­mier abord par un aspect tra­di­tion­nel, une trans­parence qui peut faire penser aux films de fic­tion dits « clas­siques ». La place des réal­isa­teurs est donc dis­crète. Au niveau de la démarche, la mul­ti­pli­ca­tion des inter­mé­di­aires entre la réal­ité filmée et les spec­ta­teurs livre plusieurs points de vue sur un même motif ou sur un même thème qui tend ain­si à les met­tre en mou­ve­ment. Au niveau de l’esthétique, bien que les images ne soient pas retouchées comme dans les doc­u­men­taires de Chan­tal Aker­man, Can­ton la chi­noise con­traste avec celles sobres et frontales de la cinéaste. La com­plex­i­fi­ca­tion des angles de vue et des effets de mou­ve­ment ou encore, l’éclatement des images par les jeux de reflets et de miroirs soulig­nent les per­pétuelles trans­for­ma­tions de la réal­ité dont le doc­u­men­taire vise à témoign­er. Plus que le film, en tant qu’objet de com­mu­ni­ca­tion, ce serait la représen­ta­tion poé­tique des per­son­nes filmées, la mise en évi­dence des con­tra­dic­tions humaines et des lacunes inhérentes tant aux être humains qu’à tous doc­u­men­taires qui sem­blent être les moyens employés pour rap­procher l’occident de l’orient. Le film de Robert Cahen et Rob Rom­bout est une longue médi­ta­tion intérieure sans réel sujet pen­sant puisqu’il met en avant et mêle les dis­cours de plusieurs per­son­nes. Il traite à la fois de Can­ton, de cinq de ses habi­tants et de leur rela­tion à l’environnement urbain. Les per­son­nes filmées sont impliquées dans la cul­ture : Chris­t­ian Mér­er, un diplo­mate français, Karine, une étu­di­ante en français, Chen Tong, un écrivain, édi­teur, libraire, Lin Yi Lin, un artiste et Zhang Haier, un photographe.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

A. Démarche artistique : la règle des médiations

Le doc­u­men­taire révèle la démarche qui le con­stru­it sans expli­ca­tion didac­tique mais parce qu’elle transparaît sous une forme adap­tée à tra­vers les divers élé­ments du lan­gage des images en mou­ve­ment. Autrement dit, elle se retrou­ve dans plusieurs champs à savoir, l’espace sonore et écrit des com­men­taires, celui de la musique off, l’espace des sons ambiants et celui des images (la bande image) qui inclus leurs qual­ités intrin­sèques et le mon­tage. Comme le note Michel Chion, il faut tenir compte du pos­si­ble chevauche­ment de la « tri-par­ti­tion » habituelle du domaine sonore (voix, bruit, musique) tels les voix « traitées comme bruit d’ambiance », le bruit « com­posé musi­cale­ment et la musique, dans le cas du chant, comme sup­port (…) des mots ». [5] Dans le cas de Can­ton la Chi­noise, le peu de musique enten­due appar­tient à l’espace sonore ambiant excep­té à la fin du film où une nappe sonore recou­vre la musique de la dis­cothèque. Ajoutés l’un à l’autre, les trois pre­miers domaines (l’espace sonore des com­men­taires [6], la musique off et l’espace des sons ambiants) con­stituent la bande sonore. Ceci énon­cé, il faut ajouter que les rap­ports entretenus entre les qua­tre champs dévoilent égale­ment la démarche de Can­ton La Chi­noise.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

A. 1. Le prologue ou l’annonce d’une ville en mouvement

Pour les pre­mières images sur lesquelles le titre en français appa­raît, la caméra est placée der­rière une vit­re le long de laque­lle la pluie glisse en gross­es mass­es. Le bruit de l’eau tombant à flot et quelques gron­de­ments de ton­nerre occu­pent l’espace des sons ambiants. Les véhicules, les sil­hou­ettes des pas­sants dans la rue sont défor­més par la prise de vue qui passe par le fil­tre de la vit­re sur laque­lle l’eau s’écoule. Des touch­es de couleurs sont par­fois vives comme le rouge, le jaune, le rose. L’image d’un vélo est molle : elle subit de larges ondu­la­tions descen­dantes.
La vit­re et l’eau en mou­ve­ment sépar­ent donc la caméra de l’espace filmé. Au cours du doc­u­men­taire, les inter­mé­di­aires entre le point depuis lequel l’appareil d’enregistrement filme et le point qui est mon­tré sont récur­rents. Ils sont à l’image d’une ren­con­tre indi­recte entre deux mon­des : Can­ton et l’espace de dif­fu­sion. En effet, non seule­ment les réal­isa­teurs sont des médi­a­tions, comme pour tous films, mais les spec­ta­teurs abor­dent la ville chi­noise à tra­vers des témoignages en voix off de per­son­nes sin­gulières. Ces dernières et tout par­ti­c­ulière­ment Chris­t­ian Mér­er, le plus fam­i­li­er d’entre eux de part la place qu’il occupe au sein de l’énonciation filmique [7], sont à mi-chemin entre les réal­isa­teurs et par exten­sion les spec­ta­teurs d’une part et d’autre part Can­ton et ses habi­tants anonymes. Par con­séquent, le doc­u­men­taire se veut hon­nête dans le sens où les réal­isa­teurs n’outrepassent pas leur sit­u­a­tion d’étrangers qui ne par­lent pas la langue et qui ne sont pas sci­en­tifiques spé­cial­istes de la cul­ture ou rési­dents d’une ville chi­noise. Il s’agit pour eux de faire un doc­u­men­taire sur Can­ton en assumant leur posi­tion face aux sujets même si celui-ci perd, selon Rob Rom­bout, en exo­tisme. [8]

Soudain, l’écrivain Chen Tong s’exprime en can­ton­ais. La voix off de l’homme ouvre l’espace sonore des com­men­taires. Il s’agit d’un espace non situé qui entre­tient un rap­port à la fois dis­tant et lié avec l’espace in des images et des sons ambiants ain­si qu’avec l’audience du doc­u­men­taire. [9]

La tra­duc­tion de la phrase pronon­cée par Chen Tong est don­née en sous-titre : « L’humanité est un puits à deux seaux. Pen­dant que l’un descend pour être rem­pli, l’autre monte pour être vidé. » Le choix d’un dou­blage écrit plutôt que sonore per­met d’impliquer les spec­ta­teurs dans l’acte du vision­nage, de super­pos­er leur voix silen­cieuses à celle enten­due en cantonais.

Un écran noir mar­que une sépa­ra­tion entre ce plan-séquence et le reste du doc­u­men­taire.
Les pre­mières images et les pre­miers sons appa­rais­sent ain­si comme une sorte d’introduction, de pro­logue. La cita­tion ori­ente d’emblée le film dans le champ de la philoso­phie ou du moins dans des réflex­ions sur l’ « être au monde ». Elle intro­duit l’idée selon laque­lle tout événe­ment trou­ve son pen­dant et toute sit­u­a­tion résulte de mou­ve­ments, de flux. Elle évoque les car­ac­téris­tiques de l’entre-deux, à savoir l’existence de deux pôles entre lesquels s’effectuent des pas­sages, des déplace­ments, des tran­si­tions, des trans­for­ma­tions.
Cette idée reste omniprésente tout au long du doc­u­men­taire grâce aux incer­ti­tudes, aux con­tra­dic­tions des dis­cours des cinq per­son­nes et aux nom­breux trav­el­lings dans les rues de Can­ton déjà car­ac­térisées par une cir­cu­la­tion dense. Ces mou­ve­ments de caméra fig­urent le dynamisme de la ville tout en étant en har­monie avec la co-exis­tence des déroule­ments de pen­sées des cinq per­son­nes enten­dues en voix off.
Plus tard, lorsque l’artiste Lin Yi Lin décrit sa rela­tion à Can­ton, il men­tionne les per­pétuels change­ments de cette ville dont il a été témoin depuis son enfance. Ain­si, par exten­sion, la muta­tion con­stante de la méga­lo­pole asso­ciée aux trav­el­lings indiquent l’écoulement du temps dont Lin Yi Lin est conscient.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

A. 2. Les médi­a­tions de l’espace sonore et écrit des com­men­taires et de la bande image

Prox­im­ité et distance

Comme dans les doc­u­men­taires de Chan­tal Aker­man, le com­men­taire extérieur, générale­ment enten­du en voix off, qui s’impose comme déten­teur de la con­nais­sance et / ou comme instruc­teur, est absent. Pour ce faire, Chan­tal Aker­man sup­prime totale­ment les dis­cours en voix off au prof­it de l’enregistrement syn­chrone. Autrement dit, les paroles sont filmées en train de se dire. Dans ce cas, le temps de référence des images et celui de l’élocution sont les mêmes. Pour leur part, Robert Cahen et Rob Rom­bout ont choisi d’instaurer une dis­tance entre les images et les paroles grâce à l’utilisation de com­men­taires en voix off con­sti­tués exclu­sive­ment des pro­pos des cinq per­son­nes filmées. Ain­si, le temps du dis­cours dif­fère de celui des images. Ce procédé s’apparente à une des solu­tions adop­tées par Jean Rouch pour cer­tains de ses films dans lesquels les pro­tag­o­nistes nigériens par­lent français. [10] Dans Moi, un noir (1958) et Jaguar (tourné en 1954 et mon­té en 1967), Jean Rouch aban­donne ses com­men­taires per­son­nels élaborés après le fil­mage à par­tir des images, de son expéri­ence et de ses con­nais­sances. Il con­serve, tout de même, un écart d’une autre nature entre l’image et la parole en deman­dant aux pro­tag­o­nistes des films de pro­duire un com­men­taire, non pas au moment du fil­mage c’est-à-dire en enreg­istrement sonore syn­chrone, mais a pos­te­ri­ori, lors de la post-pro­duc­tion. [11] Ain­si, la dis­tance tem­porelle entre l’image et la parole est con­servée mais le dis­cours ne s’érige pas en voix dom­i­nante et déten­trice de vérité absolue comme cela est le cas des com­men­taires tra­di­tion­nels. [12]
Dans Can­ton la Chi­noise, l’inadéquation tem­porelle entre les pro­pos des per­son­nes enten­dues en voix off et les images con­cré­tise la présence de la médi­a­tion filmique entre Can­ton (ce qui est mon­tré) et les spec­ta­teurs (ceux qui regar­dent). L’emploie du terme « voix off » soulève l’ambiguïté du statut de ce qui est ici appelé « espace sonore des com­men­taires » et met en évi­dence l’originalité de l’énonciation filmique. En effet, la voix off désigne le « com­men­taire du nar­ra­teur d’un reportage ou d’un doc­u­men­taire, qui n’est pas vis­i­ble sur l’écran. » [13] Or les per­son­nes qui par­lent dans Can­ton la Chi­noise peu­vent être vues à l’écran mais tou­jours à un moment dis­tinct de celui de l’élocution. Aus­si, l’espace sonore des com­men­taires trou­ve une par­en­té avec la notion de voix hors-champs qui, dans le cadre de films de fic­tion, peut cor­re­spon­dre à « celle d’un per­son­nage non vis­i­ble momen­tané­ment, mais engagé dans l’ac­tion qui se déroule devant les yeux du spec­ta­teur. Ce peut être aus­si celle d’un nar­ra­teur objec­tif qui annonce un événe­ment futur, ou celle d’un per­son­nage qui prend générale­ment part à l’ac­tion, mais donne momen­tané­ment un point de vue sub­jec­tif. La voix hors champ peut aus­si faire enten­dre les pen­sées d’un per­son­nage silen­cieux ou les paroles qu’un per­son­nage imag­ine chez un autre per­son­nage, présent, mais dont les lèvres sont clos­es. » [14] Dans le con­texte doc­u­men­taire, l’équiv­oque tra­vaille dans le sens d’une mise en jeu sen­si­ble de la sub­jec­tiv­ité agis­sante des réal­isa­teurs. En d’autres ter­mes, la mise en scène réal­isée par les auteurs reste volon­taire­ment sen­si­ble à tra­vers ce choix, ce par­ti pris de la con­struc­tion filmique. [15]
Lorsque des dia­logues sont enten­dus en son syn­chrone, ils occu­pent l’espace des sons ambiants à cause de leur vol­ume sonore volon­taire­ment peu élevé lors de l’étalonnage. [16] Le fait de baiss­er le son des voix engen­dre une dis­tan­ci­a­tion vis-à-vis de la scène « comme lorsque l’on dis­cute mais que l’on est dis­trait ». [17] De plus, les paroles enten­dues en arrière fond de l’espace sonore ambiant ne sont pas traduites qu’elles soient en can­ton­ais, en anglais ou en français. Elles ne sont donc pas des­tinées à être com­pris­es ; leur présence par­ticipe à l’ambiance des scènes filmées.
Out­re l’écart tem­porel, une dis­tance d’ordre psy­chique, c’est-à-dire de l’état de con­science, s’amorce. Néan­moins, lorsqu’une voix off claire et dis­tincte appar­tenant à l’espace sonore des com­men­taires, qui ne cor­re­spond donc pas au même moment, s’ajoute à ce type de mon­tage son, celle-ci sem­ble s’adresser directe­ment aux spec­ta­teurs et se rap­proche ain­si de leur univers, de l’espace de dif­fu­sion. La volon­té des réal­isa­teurs est de faire entr­er les spec­ta­teurs dans la tête de la per­son­ne qui par­le en voix off et qui prend ain­si le rôle du nar­ra­teur. Ce sen­ti­ment de prox­im­ité entre les spec­ta­teurs et l’intériorité du per­son­nage, déjà engen­dré par les sons ambiants ponctuelle­ment bais­sés au prof­it de la dis­tinc­tion et de la clarté des voix off, peut être occa­sion­nelle­ment ampli­fié par un moyen sim­ple au niveau de la mise en scène doc­u­men­taire. Le fil­mage dans des véhicules, et en par­ti­c­uli­er dans des taxis, per­met d’isoler les per­son­nes et de pro­duire un effet de con­fine­ment comme cela est le cas de Chris­t­ian Mér­er à la fin du film. Si l’audience ne perçoit pas cette prox­im­ité men­tale, elle est tout de même rap­prochée des locu­teurs grâce au rap­port entre les images et les sons. En effet, les voix off, qui ne sont jamais des dia­logues et qui sont lit­térale­ment plaquées sur les images d’un autre moment, per­dent leur inter­locu­teur d’origine (les réal­isa­teurs). Ain­si, elles ouvrent un espace vacant qui tend à être comblé par les spec­ta­teurs enclins à inve­stir la place de l’interlocuteur volon­taire­ment délogé.
Par cette asso­ci­a­tion des con­traires, la dis­tance et la prox­im­ité, les spec­ta­teurs restent con­scients de la médi­a­tion filmique tout en étant con­cernés car pris en compte par une adresse qui sem­ble s’élever à leur attention.

La parole elle-même par­ticipe à cette alliance du proche et du loin­tain. Aucune indi­ca­tion géo­graphique ou démo­graphique n’est don­née si ce n’est quelques évo­ca­tions de l’histoire de Can­ton liées aux passés sin­guliers des per­son­nes filmées. Les indi­ca­tions fournies sont sub­jec­tives, d’ordres cul­turel, artis­tique et privé chaque fois selon le point de vue de l’individu qui les prononce. Ain­si, d’une part, les dis­cours, ne livrant pas d’explications extérieures, dom­i­nantes et syn­théti­santes, instau­rent une cer­taine famil­iar­ité entre ce qui est dit et ceux qui écoutent. D’autre part, comme il a été noté, les dia­logues en direct qui appar­ti­en­nent à l’espace sonore ambiant ne sig­ni­fient pas et tien­nent ain­si les spec­ta­teurs à l’écart des scènes filmées. Aus­si, le dis­cours glob­al des images en mou­ve­ment se trou­ve entre l’approche dis­tante extérieure et l’approche immergée. En cela, il est en adéqua­tion avec la fonc­tion de médi­a­tion, de liai­son entre deux par­ties éloignées et affirme l’impossibilité de la fusion.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

Dis­tinc­tion entre les réal­isa­teurs et les protagonistes

L’évitement de la fusion s’effectue grâce à la dis­tinc­tion entre les per­son­nes filmées égale­ment nar­ra­teurs et les réal­isa­teurs en tant que médi­a­teurs influ­ents. Les moyens par lesquels cette dif­féren­ci­a­tion s’opère peu­vent être décrits à par­tir d’un extrait tiré du début du doc­u­men­taire.
Chris­t­ian Mér­er, l’Attaché aux Affaires Étrangères, se présente par le biais de la voix off. Des images le mon­trent en train de tra­vailler dans la tour con­sulaire. Pour l’homme, son lieu d’activité pro­fes­sion­nel est à l’écart de la rumeur de la ville et de la foule : « une zone préservée ». Le tra­vail admin­is­tratif effec­tué à l’intérieur lui fait penser à une vie « qua­si monacale ». [18] De courts plans-séquences inter­rompent la scène présen­tant Chris­t­ian Mér­er qui se sent en marge de la méga­lo­pole. Ils mon­trent des vues depuis la fenêtre de la tour qui domine la ville : la plongée est ver­tig­ineuse. Ces plans de coupe, qui sont des « plan[s] inséré[s] dans une séquence afin d’ajouter un élé­ment d’information sur l’action prin­ci­pale (…) », remet­tent « en mémoire (…) un détail utile pour la com­préhen­sion générale (…) » [19] et redou­blent la parole du pro­tag­o­niste.
Ain­si, les images sem­blent illus­tr­er le point de vue de l’Attaché aux Affaires Étrangères tout en adop­tant un angle de vue dis­tinct de celui de l’homme et ce, sans affirmer une prise de posi­tion, une prise de parole par l’image. Autrement dit, les plans de coupe ne sont pas exacte­ment super­pos­ables à la vision de Chris­t­ian Mér­er mais ils sem­blent se met­tre à son ser­vice. Ceci per­met de faire sen­tir fine­ment la dis­tinc­tion entre ce qui est enten­du et ce qui est vu, ou ce qui revient au même, entre ce qui est dit par la per­son­ne filmée et ce qui est mon­tré par les doc­u­men­taristes. Le référent auquel se rap­por­tent les images ne cor­re­spon­dant pas à la per­son­ne qui com­mente ; l’écart entre les deux par­ties reste sen­si­ble. La volon­té des réal­isa­teurs n’est donc pas de créer l’illusion d’une caméra sub­jec­tive attachée aux pro­tag­o­nistes. [20] Ce choix est d’autant plus vis­i­ble lorsque, à plusieurs moments au cours du doc­u­men­taire, la caméra portée, qui suit l’un des pro­tag­o­nistes en train de marcher dans la rue, instau­re claire­ment une présence respon­s­able du fil­mage dis­tincte des cinq per­son­nes filmées et chargées des com­men­taires. Ce type de séquences affirme que la sub­jec­tiv­ité ne qual­i­fie pas seule­ment les cinq pro­tag­o­nistes mais aus­si les réalisateurs.

La séquence d’images présen­tant Chris­t­ian Mér­er donne à voir, par l’intermédiaire des réal­isa­teurs, sa vision et sa sit­u­a­tion à Can­ton. Ain­si, la dis­tance tem­porelle et psy­chique entre les images et les com­men­taires se dou­ble d’un écart provenant des référents dis­tincts. Enon­cé autrement, l’espace sonore et écrit de la parole [21] est cédé, pour une grande part, aux cinq per­son­nes filmées [22] alors que la bande image reste sans ambiguïté une con­struc­tion des réal­isa­teurs même si elle est dis­crète. L’indépendance des images et de la parole per­met aux spec­ta­teurs de ne pas se vouer à un seul dis­cours, comme il est fréquent dans l’histoire du doc­u­men­taire, et de ne pas s’oublier dans une nar­ra­tion englobante, comme il est d’usage dans les films de fic­tion dits « clas­siques ». Cepen­dant, les deux domaines dis­tincts (images et com­men­taires) con­ver­gent vers un même motif à savoir la ville de Canton.

Ce rap­port d’autonomie et de con­flu­ence entre les images et les voix off s’applique à l’ensemble du doc­u­men­taire avec des nuances. Par exem­ple, à un autre moment, Chris­t­ian Mér­er est mon­tré en train de tra­vailler. Il con­sulte des doc­u­ments papiers. Une sec­onde fois, il est vu à tra­vers la vit­re aux lignes hor­i­zon­tales gris­es opaques alors que la voix off de l’écrivain, Chen Tong, occupe l’espace sonore et écrit des com­men­taires. A l’instar du pas­sage précédem­ment décrit, les images n’ont pas le même référent que les com­men­taires et ce, de façon encore plus évi­dente. Chen Tong n’observe évidem­ment pas Chris­t­ian Mér­er dans la tour con­sulaire. Les voix off et la bande image se rap­por­tent donc à des moments et des auteurs bien dis­tincts. Pour le dire plus sim­ple­ment, les images et l’énonciation en voix off ne sont pas dans une rela­tion de syn­chro­ni­sa­tion tem­porelle et référen­tielle. Ce procédé souligne les rôles respec­tifs des per­son­nes filmées et des réal­isa­teurs au sein de la pro­duc­tion d’informations et de sig­ni­fi­ca­tions. Il désigne aus­si en creux l’existence d’un pub­lic à qui est des­tiné le documentaire.

Pour résumer, l’observation de la bande son et de la bande image ain­si que de leur rela­tion per­met de con­stater la vis­i­bil­ité des iden­tités dis­tinctes impliquées dans l’énonciation ain­si que la place faite aux spec­ta­teurs. Ils font « par­tie du paysage » [23] c’est-à-dire qu’ils sont con­sid­érés comme influ­ents sur l’aspect de Can­ton car­ac­térisé par sa plu­ral­ité et abor­dé dans sa rel­a­tiv­ité. Autrement dit, d’une part, les réal­isa­teurs, en tant que voyageurs curieux de la vie chi­nois­es, sont pris en compte dans la nature de la sit­u­a­tion can­ton­aise présen­tée et d’autre part, la con­science des futurs spec­ta­teurs est déter­mi­nante dans l’aspect de Can­ton exprimé à tra­vers la forme de l’adresse conçue à leur inten­tion à la fois par les réal­isa­teurs et par les pro­tag­o­nistes. La présence dis­crète des réal­isa­teurs transparaît dans la mise en scène qui con­siste à soulign­er cer­tains pro­pos des pro­tag­o­nistes et à plac­er le spec­ta­teurs dans un face à face avec ces cinq per­son­nes qui se char­gent des com­men­taires en voix off, avec leurs hési­ta­tions, leurs con­tra­dic­tions per­son­nelles et les oppo­si­tions d’avis sin­guliers. L’association des sen­ti­ments de prox­im­ité et d’éloignement des spec­ta­teurs vis-à-vis des images, des sons et des pro­pos peut faire écho à cette human­ité con­tra­dic­toire. Pour Rob Rom­bout, « le ciné­ma, c’est le rac­cord entre les choses éton­nantes ». [24]

La Chine insai­siss­able ou l’expérience d’une ren­con­tre lacunaire

Out­re la con­science des spec­ta­teurs d’être con­fron­tés à plusieurs sub­jec­tiv­ités sin­gulières, la co-exis­tence des effets d’intimité et de dis­tance vis-à-vis des per­son­nes filmées évite une plongée absolue du pub­lic dans le sujet qui aurait été par nature illu­soire, arti­fi­cielle et men­songère.
Les cinq per­son­nes, dont les voix s’imposent claire­ment au pre­mier plan de l’espace sonore, se con­fient aux spec­ta­teurs. Le con­tenu sou­vent per­son­nel et tou­jours sin­guli­er de leur pro­pos fait entr­er le pub­lic dans leurs his­toires et dans leurs intim­ités. Pour­tant, ils sont vus de loin, de dos, en con­tre jour, à tra­vers des vit­res ou alors, ils sont filmés par frag­ments. [25] La manière de filmer les pro­tag­o­nistes con­serve le mys­tère de leurs vis­ages. Aus­si, mal­gré les voix intimistes qui se con­fient dans la bande son, les spec­ta­teurs se font une idée floue du physique des cinq personnes.

Par exem­ple, pour la pre­mière appari­tion de Chen Tong, un gros plan sur sa bouche sur­mon­tée d’un fine mous­tache reste à l’écran un cer­tain temps. La fumée de sa cig­a­rette voile légère­ment ses lèvres. Elle sert d’intermédiaire entre l’objectif de la caméra et le motif filmé. Pour le plan suiv­ant, l’appareil d’enregistrement s’est bais­sé afin de filmer le dessus de la table à laque­lle l’homme est assis. Le pro­tag­o­niste est en train d’écrire en cal­ligra­phie chi­noise. La voix off mas­cu­line que les spec­ta­teurs peu­vent attribuer à l’écrivain Chen Tong vante les qual­ités de l’écriture man­u­scrite. [26] Ses pro­pos s’attachent à ses rela­tions avec la société et avec la vie en générale qu’il conçoit à tra­vers la lit­téra­ture d’avant-garde. Il aime Samuel Beck­ett dont les écrits, et par­ti­c­ulière­ment ceux qui trait­ent de la soli­tude et de l’absurdité, sont selon lui sans fron­tières. [27] L’homme s’exprime en can­ton­ais. La tra­duc­tion appa­raît en bas de l’écran. Au même moment, il est vu en con­tre jour devant une fenêtre ouverte sur Can­ton. La qual­ité du son de la voix sup­pose une post-syn­chro­ni­sa­tion et non un enreg­istrement direct qui situerait la source au sein de l’espace représen­té à l’écran par le biais du souf­fle, du niveau sonore, des bruits par­a­sites, etc. Comme cela est le cas tout au long du doc­u­men­taire et pour les cinq pro­tag­o­nistes, l’établissement d’une con­nivence entre la per­son­ne qui par­le et le pub­lic s’opère par le biais de l’étalonnage son. La présen­ta­tion de Chen Tong asso­cie bien son avis per­son­nel sur la lit­téra­ture, sa prox­im­ité sonore et l’évitement de son por­trait physique glob­al à l’image. Seuls des frag­ments de son corps (bouche et main) ou sa sil­hou­ette per­me­t­tent de l’identifier, de le reconnaître.

L’image de Chen Tong vue en con­tre jour est réitérée. Soudain, un chant de femme se fait enten­dre. Puis, le vis­age de la chanteuse anonyme [28] est filmé en gros plan. Un plan-séquence d’ensemble révèle les trois per­son­nes qui l’écoutent dont peut-être Chen Tong lui-même. Le chant se ter­mine sur les images d’un bateau à moteur dont le bruit fort con­traste avec la mélodie vocale précé­dente. Un cadrage mon­tre le con­duc­teur du bateau de dos en con­tre-jour. Sur le pont, une femme, elle aus­si vue de dos en con­tre-jour, regarde au large. La lumière est froide. Alors, Chris­t­ian Mér­er racon­te en voix off qu’on ne pénètre pas plus la Chine que le mis­sion­naire, Saint François-Xavier, qui n’a jamais réus­si à se ren­dre dans le pays et qui est mort en mer de chine à l’entrée de Can­ton. [29] Peut être est-ce l’acceptation d’être seule­ment capa­ble de s’approcher sans vrai­ment pénétr­er la Chine que fig­ure la réserve dans l’énonciation filmique vis-à-vis du dévoile­ment des vis­ages des pro­tag­o­nistes. Dans ce cas, et en har­monie avec la pen­sée de Chris­t­ian Mér­er, le doc­u­men­taire sug­gèr­erait l’impossibilité de con­naître pleine­ment tant les per­son­nes filmées que Can­ton. Quoi qu’il en soit, les spec­ta­teurs sont tirés vers l’intimité des per­son­nes qui par­lent tout en restant en quelque sorte étrangers de part l’absence d’images claires de leurs visages.

Un pas­sage peut servir d’exemple pour con­firmer cette hypothèse. Vers la fin du doc­u­men­taire, la caméra suit Lin Yi Lin de dos. Comme lui, elle descend un escalier jusqu’à un por­tail en métal. L’homme le fran­chit avant qu’il ne se referme juste devant la caméra. Pen­dant ce temps, l’homme com­mente : « Je suis né et j’ai gran­di dans cette ville. J’ai aus­si fait mes études ici. Cette ville m’est trop famil­ière. J’y crée des œuvres depuis déjà dix ans et j’en deviens de plus en plus insen­si­ble. Tout ce qu’elle peut m’apporter c’est son change­ment. Je trou­ve que Can­ton est une ville en grand désor­dre. Je n’ai ni la sen­sa­tion d’aimer cette ville ni la sen­sa­tion de la détester car si on me lais­sait choisir une ville chi­noise pour vivre, je choisir­ais tou­jours Can­ton. (Je n’irais pas vivre ailleurs.) »
Le mou­ve­ment du plan-séquence en caméra portée suit l’artiste chi­nois. Ain­si, ce dernier con­serve le mys­tère de son vis­age. Les spec­ta­teurs se font une idée lacu­naire de son physique alors qu’il leur con­fie ses sen­ti­ments intimes. Dans cette scène pré­cise, la caméra filme le por­tail en train de se fer­mer avant qu’elle n’ait eu le temps de le franchir et de rejoin­dre le pro­tag­o­niste de l’autre côté. Ce déplace­ment de caméra qui s’achève par un arrêt for­cé sem­ble con­firmer l’idée, déjà pressen­tie par la pri­va­tion d’une image pré­cise des per­son­nes qui se char­gent de présen­ter Can­ton, selon laque­lle l’étranger approche la ville chi­noise sans pou­voir la con­naître totale­ment. Il est alors pos­si­ble de penser à l’histoire énon­cée par Chris­t­ian Mér­er sur le mis­sion­naire. Les cinq per­son­nes s’apparentent à des guides pas tout à fait sai­siss­ables pour les spec­ta­teurs. La caméra portée qui suit lit­térale­ment les pro­tag­o­nistes dans leurs déam­bu­la­tions urbaines ou dans leurs activ­ités quo­ti­di­ennes sans jamais les filmer frontale­ment sou­tient cette comparaison.

Lors d’un sec­ond tour­nage pour la réal­i­sa­tion du doc­u­men­taire, l’accent a été mis sur le mou­ve­ment préal­able­ment décelé comme élé­ment récur­rent dans les rush­es enreg­istrés par Robert Cahen au cours d’un pre­mier voy­age. Pour ce faire, les réal­isa­teurs ont beau­coup filmé depuis des taxis qui con­stituent, comme l’explique Rob Rom­bout, un mode de déplace­ment par­ti­c­uli­er. Si les arrêts sont pos­si­bles grâce à un sim­ple signe de la part des pas­sagers, la ville est perçue en mou­ve­ment der­rière une vit­re « qui est comme un écran entre le voyageur et le monde. » [30] Il est unique­ment pos­si­ble de le regarder mais pas d’y par­ticiper. En cela la posi­tion des réal­isa­teurs vis-à-vis de la ville chi­noise fait écho à celle des spec­ta­teurs face au documentaire.

Le doc­u­men­taire sem­ble se fonder sur une sit­u­a­tion qui s’apparente à celle de l’étranger tant sur le plan des images (éloigne­ment de la caméra par rap­port aux motifs, per­son­nes filmées en con­tre jour ou de dos, nom­breux trav­el­lings pou­vant évo­quer le point de vue d’un voyageur) que sur celui du dis­cours (s’en remet­tre à des gens qui vivent à Can­ton, jux­ta­po­si­tion d’avis divergents).

A. 3. Cinq rési­dents, Can­ton et les spec­ta­teurs : pour un point de vue pluriel

Asso­ci­a­tion de l’Orient et de l’Occident au sein d’un développe­ment filmique par analogie

Tout au début du film, le titre appa­raît en idéo­grammes rouges sur fond noir. Puis, il réap­pa­raît sous forme d’écriture latine en français, égale­ment en rouge, mais sur l’image d’une rue sous la pluie.
Le doc­u­men­taire sem­ble s’adresser autant au pub­lic français qu’aux spec­ta­teurs can­ton­ais. [31] Dans une même logique, le choix des per­son­nes filmées situe le doc­u­men­taire entre les cul­tures occi­den­tale et ori­en­tale. Chris­t­ian Mér­er et Chen Tong en sont par­ti­c­ulière­ment représen­tat­ifs. Le français Chris­t­ian Mér­er, attaché à la cul­ture chi­noise, vit depuis qua­tre ans à Can­ton pour rem­plir sa fonc­tion de diplo­mate. Chen Tong, écrivain, édi­teur et libraire chi­nois, appré­cie par­ti­c­ulière­ment la lit­téra­ture occi­den­tale et notam­ment Samuel Beck­ett. Comme les trois autres pro­tag­o­nistes, les deux hommes ont donc la par­tic­u­lar­ité d’être liés aux deux cul­tures, d’être des cas par­ti­c­uliers de « métis­sage ». Au fur et à mesure de leurs vécus et de l’évolution de leurs intérêts, les cul­tures se sont mêlées et s’articulent de façon orig­i­nale et sin­gulière pour cha­cun d’eux.

Un pas­sage, met­tant en scène Karine puis Chris­t­ian Mér­er, étaye le con­stat que les indi­vidus filmés recueil­lent, certes en par­ties iné­gales, des élé­ments issus des cul­tures ori­en­tale et occi­den­tale et donne un exem­ple par­mi d’autre du développe­ment du doc­u­men­taire par analo­gies. En effet, à l’image des pen­sées des pro­tag­o­nistes, les séquences sem­blent découler naturelle­ment les unes des autres.

Alors qu’un homme assoupi est filmé de face dans un bus, la vit­re au sec­ond plan laisse voir le défile­ment du paysage urbain. Une voix off fémi­nine intro­duit une nou­velle per­son­nal­ité dans le film. Elle se présente sim­ple­ment : « Moi, je m’appelle Karine. » Puis, elle donne son nom chi­nois, Chi­an Tsi, dont la sig­ni­fi­ca­tion cor­re­spond, selon elle, à son car­ac­tère. Son prénom peut se traduire par « vie tran­quille ». Elle est étu­di­ante et par­le en français avec un léger accent. Le son de souf­fle assez fort pro­pre à l’activité des grandes villes est inter­rompu de façon abrupte. Au même instant, le plan-séquence de la rue laisse la place à une vue d’un couloir som­bre et silen­cieux. [32] Une caméra portée suit Chris­t­ian Mér­er et une femme en train de marcher. L’ambiance lumineuse tamisée les fait appa­raître sous forme de sil­hou­ettes som­bres. Lorsqu’ils arrivent dans un espace plus large, la lumière se fait plus claire.

L’Attaché aux Affaires Étrangères paraît don­ner une infor­ma­tion tech­nique à deux femmes. Cette scène con­stitue l’un des rares moments où un échange par­lé, non véri­ta­ble­ment com­préhen­si­ble, est enten­du en direct. Puis, les trois per­son­nes se diri­gent vers la droite, mon­tent des escaliers. La caméra les suit tou­jours. Chris­t­ian Mér­er explique en voix off qu’il pos­sède un nom chi­nois, « Maa-Hai » dont le choix est déter­mi­nant. Son nom d’emprunt sig­ni­fie « cheval + mer ». Il est proche de son nom français d’origine bre­tonne. Les trois per­son­nes, tou­jours vues de dos, font face à des aquarelles de paysages. Le diplo­mate livre au spec­ta­teurs une pen­sée de la tra­di­tion chi­noise liée à l’art : le paysage domine les Hommes. [33]
Karine apprend donc la langue française et Chris­t­ian Mér­er con­naît quelques notions de la con­cep­tion chi­noise de l’art. Tous deux pos­sè­dent deux prénoms, l’un chi­nois et l’autre français. Le thème des noms d’origine et d’emprunt sert donc de liant entre les deux scènes et les deux per­son­nages. Par ailleurs, si les images et les com­men­taires ne pos­sè­dent pas le même référent et le même temps, ils se rejoignent par le sujet : Chris­t­ian Mér­er par­le de l’art chi­nois alors que des aquarelles sont vis­i­bles à l’image.

Cinq pro­tag­o­nistes for­ment un groupe intermédiaire

Les réal­isa­teurs ont choisi cinq per­son­nes au sein d’un plus grand nom­bre d’individus ren­con­trés et inter­viewés pour leur rela­tion à la cul­ture qui les situe entre la Chine tra­di­tion­nelle et la Chine économique. Ils ont ain­si ten­té de créer un groupe qui reflète en quelque sorte leur posi­tion inter­mé­di­aire de réal­isa­teurs occi­den­taux tra­vail­lant à un doc­u­men­taire sur Canton.

Les cinq per­son­nal­ités, « les passeurs du film » [34], asso­cient leurs voix pour présen­ter Can­ton au pub­lic. Se con­nais­sant, ils par­lent par­fois les uns des autres. La plu­ral­ité des approches de la méga­lo­pole est ain­si mul­ti­pliée par les avis des uns sur la vie des autres. Ceci ajoute donc un angle de vue, ou plutôt un « angle d’écoute » sup­plé­men­taire au pre­mier type d’intermédiaire oral entre un habi­tant et la ville, que l’on peut qual­i­fi­er de « pri­maire ». Autrement dit, le dis­cours se com­plex­i­fie d’une approche « sec­ondaire » qui passe par une inter­pré­ta­tion de la part d’une per­son­ne sur la rela­tion qu’une autre entre­tient avec la ville.

Par exem­ple, un faux dia­logue s’établit par le biais de l’espace sonore des voix off. Un échange de regards s’effectue par la jux­ta­po­si­tion de l’avis de Chen Tong sur Chris­t­ian Mér­er et vice ver­sa. Un court plan présente l’intérieur d’un restau­rant depuis l’extérieur à tra­vers la vit­re. Une fois entrés, Chris­t­ian Mér­er, sa tra­duc­trice et l’éditeur chi­nois Chen Tong sont filmés. Ce dernier par­le du diplo­mate en voix off.35 Puis, un plan-séquence cadre la vit­re d’un aquar­i­um dans laque­lle se reflète quelques élé­ments de l’intérieur du restau­rant. La voix off de l’Attaché aux Affaires Étrangères explique à son tour que Chen Tong a vu sa librairie fer­mée car il vendait de la lit­téra­ture con­tem­po­raine peu appré­ciée par « l’establishment chi­nois ». [36] Ain­si, les spec­ta­teurs sont infor­més du ver­sant poli­tique et stratégique de la cul­ture à Can­ton par l’intermédiaire de Chen Tong qui par­le d’un étranger dont le tra­vail con­siste à pro­mou­voir la cul­ture ain­si que par Chris­t­ian Mér­er qui se fonde sur l’expérience du libraire pour témoign­er de la récep­tion can­ton­aise de la lit­téra­ture contemporaine.

Selon un même principe de médi­a­tion par une tierce per­son­ne pour présen­ter une réal­ité de Can­ton, Karine intro­duit une médi­a­tion d’une autre nature. Au cours du film, un plan en plongée mon­tre la foule de pié­tons dans la rue. En voix off, Karine par­le de sa ville natale dans la province de Hunan, célèbre à cause du prési­dent Mao Zedong (1893–1976). Puis, elle men­tionne la répu­ta­tion de ce prési­dent et celle de Deng Xiaop­ing (1904–1997). Ain­si, elle passe par l’intermédiaire de l’opinion publique pour ren­dre compte d’un état des choses aux spec­ta­teurs. Plusieurs niveaux de trans­mis­sion des infor­ma­tions sur la vie chi­noise, plus ou moins indi­rects mais jamais directs, sont bien mis en jeu dans ce foi­son­nement de points de vue.

Out­re la mul­ti­pli­ca­tion des points de vue sur les sujets du doc­u­men­taire, un extrait mon­tre bien l’importance des sub­jec­tiv­ités affir­mées qui fil­trent la réal­ité can­ton­aise et qui soulig­nent non seule­ment son état en per­pétuelle mod­i­fi­ca­tion mais égale­ment sa rel­a­tiv­ité.
Sur des images de rues, le diplo­mate donne ses impres­sions sur Karine. Elle est, selon lui, char­mante et inno­cente. Ce qu’il trou­ve émou­vant, ce sont les femmes issues de familles tra­di­tion­nelles qui sont propul­sées dans les grandes villes et qui font face à l’ouverture de la Chine. Pen­dant ses com­men­taires, la pluie tombe sur Can­ton.
Les spec­ta­teurs ont accès à un aspect de la vie dans la méga­lo­pole par le biais des com­men­taires de Chris­t­ian Mér­er sur la per­son­ne de Karine. Par asso­ci­a­tion d’idées, le diplo­mate informe l’audience de la co-exis­tence de la tra­di­tion et de la moder­nité dou­blée de la con­fronta­tion entre les généra­tions.
Plus tard, l’Attaché aux Affaires Étrangères est égale­ment vu en présence de Zhang Haier dont les pho­togra­phies de femmes chi­nois­es sexy défi­lent à l’écran. En plongée, il est pos­si­ble de voir les deux hommes feuil­leter un album. Chris­t­ian Mér­er et Zhang Haier sem­blent com­mu­ni­quer en anglais. Puis, la voix off de ce dernier en can­ton­ais vient recou­vrir le dia­logue de faible inten­sité sonore et donc, peu audi­ble. Il explique les dif­fi­cultés de ces mod­èles qui sont jugées comme des filles de mau­vaise vie et de ce fait, qui sont mal con­sid­érées par leurs entourages et notam­ment par leurs patrons. À nou­veau, les pho­togra­phies de femmes se suc­cè­dent à l’écran. Les tran­si­tions entre ces images se font enten­dre par un son de rétro­pro­jecteur. Les con­fronta­tions entre généra­tions ain­si qu’entre tra­di­tion et moder­nité se ressen­tent égale­ment dans le champ de l’art. Le pho­tographe préfère dire qu’il met en jeu ses « pul­sions » plutôt que la société pour le choix de ses thèmes. Il implique donc son intéri­or­ité.
Ces deux brèves descrip­tions per­me­t­tent de not­er que le pas­sage par la sub­jec­tiv­ité des indi­vidus pour attein­dre une réal­ité par­mi d’autres se retrou­ve dans les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er qui se met à la place des jeunes femmes can­ton­ais­es et de Karine en par­ti­c­uli­er pour soulign­er la moder­nité actuelle de Can­ton. De même Zhang Haier se posi­tionne comme un artiste « expres­sion­niste » plus que poli­tique bien que le tra­vail révèle la per­sis­tance des mœurs traditionnelles.

Simil­i­tude entre l’énonciation filmique et les pro­pos de Chris­t­ian Mérer

Out­re l’importance d’éléments cul­turels ori­en­taux et occi­den­taux pour les indi­vid­u­al­ités, leurs investisse­ments dans le monde cul­turel et leurs sit­u­a­tions déli­cates par rap­port à la Chine économique qui s’intéresse moins, selon Rob Rom­bout, à la cul­ture, un autre point com­mun entre les cinq pro­tag­o­nistes peut être relevé, celui de leur rela­tion à Chris­t­ian Mér­er qui sem­ble être la per­son­nal­ité cen­trale, le noy­au autour duquel gravi­tent les qua­tre autres can­ton­ais filmés. Cette sit­u­a­tion priv­ilégiée de Chris­t­ian Mér­er s’est pro­gres­sive­ment mise en place au cours de la réal­i­sa­tion du doc­u­men­taire. Lors d’un pre­mier tour­nage, la col­lab­o­ra­tion n’était pas encore engagée. Pour son pro­jet, Robert Cahen a filmé des per­son­nes isolées et la nature. Dans un sec­ond temps, Rob Rom­bout qui a accep­té de col­la­bor­er à ce doc­u­men­taire a vision­né les rush­es. Les deux hommes ont alors imag­iné un scé­nario. À cette étape de dis­cus­sion, un per­son­nage clef a été envis­agé pour servir d’intermédiaire entre les réal­isa­teurs et les chi­nois. Lors du sec­ond tour­nage, les nom­breux entre­tiens avec Chris­t­ian Mér­er ont révélé sa volon­té de se plac­er comme « infor­ma­teur et spé­cial­iste » [37] de Can­ton. Aus­si, l’homme a pris un rôle clef au sein de l’énonciation filmique. Par ailleurs, pro­gres­sive­ment au cours du vision­nage, les spec­ta­teurs peu­vent se ren­dre compte que les qua­tre per­son­nes sont dépen­dantes de lui de part son poste d’Attaché aux Affaires Étrangères. Selon Rob Rom­bout, ils sont des per­son­nes de pas­sage dans l’entourage de l’homme.

Lors de la soirée com­mune à Chris­t­ian Mér­er et à Chen Tong passée dans le restau­rant, la pluie tombe depuis longtemps dehors. Quelques plans de coupe mon­trent des façades d’immeubles dans la nuit. L’éditeur lit un texte (cer­taine­ment* de Samuel Beck­ett) sur la mort en can­ton­ais traduit en français au bas de l’écran. Un train cir­cu­lant entre des bâti­ments est vu en plongée. Son sif­fle­ment reten­tit. Si dans cette séquence les images de la ville don­nent l’ambiance du moment de la ren­con­tre entre les deux hommes et replace les pro­tag­o­nistes dans le con­texte de la méga­lo­pole en con­stante activ­ité, elle ne se can­tonne pas à ce rôle. Bien au con­traire, elle sem­ble se hiss­er au pre­mier plan, non seule­ment en tant que sujet du doc­u­men­taire mais aus­si comme révéla­trice de l’approche qui en est proposée.

L’ac­cès à Can­ton pro­posée à tra­vers le film résonne avec les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er. [38] A l’instar des points de vue don­nés par la caméra, le diplo­mate se tient à l’écart. Au niveau du dis­cours des images, comme pour le pre­mier plan-séquence [39] et comme il est fréquent au cours du doc­u­men­taire, un inter­mé­di­aire entre l’appareil d’enregistrement et le sujet filmé évite tout cadrage direct et frontal. Ce type de prise de vue entre­tient une cer­taine réserve vis- à‑vis des scènes filmées comme s’il s’agissait de ne pas mod­i­fi­er le com­porte­ment des per­son­nes avec la présence de la caméra. [40] Par exem­ple, dans la tour con­sulaire, la caméra filme Chris­t­ian Mér­er à tra­vers la vit­re ornée de ban­des gris­es hor­i­zon­tales opaques séparant son bureau et le couloir. Les doc­u­men­taristes se pla­cent ain­si à dis­tance des activ­ités du diplo­mate, lui-même tra­vail­lant hors de l’agitation de la ville. [41]
D’une façon plus générale, le posi­tion­nement en retrait, égale­ment dû au décalage tem­porel et référen­tiel entre les com­men­taires et les images, se retrou­ve en la per­son­ne du diplo­mate qui est dans la sit­u­a­tion d’un français en Chine. Ni touriste ni can­ton­ais, il vit dans cette ville pour son tra­vail et donne son point de vue de semi étranger sur la ville.

Si, comme il a été démon­tré, le doc­u­men­taire pro­pose une approche indi­recte de Can­ton, Chris­t­ian Mér­er le con­seille et le for­mule claire­ment dès le début du doc­u­men­taire. Un trav­el­ling latéral de droite à gauche suit un homme por­tant un casque rouge sur un scoot­er. Un autre trav­el­ling qui s’effectue dans l’exacte con­ti­nu­ité du précé­dant mon­tre le vis­age d’une jeune femme au pre­mier plan alors que le paysage urbain défile der­rière. Surélevée par rap­port à la hau­teur d’une voiture, elle se trou­ve cer­taine­ment dans un bus ou un tram. Il s’agit de Karine [42]. Au son ambiant de la ville s’ajoute la voix de Chris­t­ian Mér­er. Il trou­ve intéres­sant d’aborder Can­ton « par les signes », « par les corps » et par un nom­bre restreint de per­son­nes. [43] La propo­si­tion d’approche de Can­ton par Chris­t­ian Mér­er cor­re­spond à celle adop­tée dans le doc­u­men­taire qui abor­de bien la ville par le biais de cinq per­son­nes aux sit­u­a­tions sin­gulières. Le rap­proche­ment entre le paysage et le corps pré­con­isé par Chris­t­ian Mér­er se réalise dans les images de ce plan-séquence avec le pro­fil de Karine asso­cié à la rue au sec­ond plan, mais aus­si dans bien d’autres images au cours du documentaire.

Par ailleurs, le mou­ve­ment con­stant sem­ble car­ac­téris­er autant la con­struc­tion filmique que la sit­u­a­tion de Chris­t­ian Mér­er. Dès le début du film, alors qu’un trav­el­ling de jour par­court une rue pas­sante de Can­ton, la voix de l’homme se fait enten­dre. Celui-ci explique sa sit­u­a­tion vis-à-vis de la ville : selon lui, il n’est pas vrai­ment un diplo­mate mais plutôt détaché aux Affaires Étrangères. Ceci ren­forcerait « la sen­sa­tion [un peu] de mou­ve­ment, d’ailleurs, d’aléatoire (…) ». A tra­vers les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er, il est pos­si­ble de com­pren­dre que le fait d’être entre deux statuts, voire entre deux cul­tures, au regard de sa sit­u­a­tion de français tra­vail­lant en Chine, engen­dre un type de déracin­e­ment, ou du moins une absence de terre sta­ble et famil­ière, qui se car­ac­térise par une sen­sa­tion de change­ment con­stant. Ce sen­ti­ment énon­cé par l’Attaché aux Affaires Étrangères résonne avec l’omniprésence du mou­ve­ment au sein des images de rues ain­si qu’avec son état d’entre-deux.

Pour autant, les regards des cinq pro­tag­o­nistes con­ver­gent tous vers Can­ton qui devient par là même un point de ren­con­tre entre les deux cul­tures. Autrement dit, la vision offerte aux spec­ta­teurs du doc­u­men­taire résulte de l’addition de réc­its sin­guliers dont le point com­mun est l’influence plus ou moins pronon­cée des cul­tures ori­en­tale et occi­den­tale. Alors que les cinq per­son­nes sont filmées dans leur envi­ron­nement quo­ti­di­en, elles livrent par la parole enten­due en voix off leurs points de vue sur la ville et leur rela­tion avec celle-ci. La plu­ral­ité des visions à tra­vers laque­lle le pub­lic est invité à con­sid­ér­er la vie can­ton­aise favorisent une ren­con­tre non défini­tive qui affirme son état « en devenir ». En effet, par sim­ple jux­ta­po­si­tion de témoignages, le doc­u­men­taire met en évi­dence le dif­féren­tiel entre les pen­sées énon­cées en voix off qui sont mis­es en scène. Celles-ci dépen­dent d’une per­son­ne, d’un lieu et d’un moment mais aus­si de la récep­tion qui peut être plus sen­si­ble à l’un ou l’autre des pro­tag­o­nistes. [44] Ain­si, le dis­cours du doc­u­men­taire est insta­ble, comme s’il était en cours de for­ma­tion au fur et à mesure des témoignages. Il sem­ble pou­voir se mod­i­fi­er d’un instant à l’autre.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

B. Entre-deux : zone en per­pétuel changement

Chaque élé­ment com­posant le doc­u­men­taire expéri­men­tal se situe dans un entre-deux, dans cette zone qui est, par essence, non fixe. Le doc­u­men­taire lui-même pos­sède cette caractéristique.

B. 1. Muta­tion, mou­ve­ment et multiplicité

La ville chi­noise est donc elle-même en devenir. Le doc­u­men­taire s’attache à en ren­dre compte par les rap­ports entre les com­men­taires et les images.

Sur les plans cul­turel et poli­tique, Can­ton oscille entre tra­di­tion et moder­nité. Out­re la jux­ta­po­si­tion notoire d’immeubles mod­ernes et de maisons vieil­lies dans le paysage urbain, cet entre-deux est égale­ment fig­uré par Karine, la jeune étu­di­ante en français élevée dans une cer­taine tra­di­tion et se des­ti­nant à tra­vailler avec les étrangers. Son indi­vid­u­al­ité et son his­toire réu­nis­sent une enfance passée dans le con­texte d’une pau­vreté provin­ciale et la con­cep­tion tra­di­tion­nelle du mariage d’une part et d’autre part, la voca­tion d’un emploi dans une méga­lo­pole moderne.

Le com­mu­nisme, qui attise le choc des généra­tions main­tenant que la Chine s’ouvre pro­gres­sive­ment, est prég­nant dans la per­son­nal­ité qu’est Lin Yi Lin et transparaît notam­ment à tra­vers la vie de son père. Out­re l’évolution de la phy­s­ionomie de la ville, les con­fi­dences de l’artiste can­ton­ais relèvent la co-exis­tence d’une tra­di­tion per­sis­tante et d’une actu­al­ité mon­di­ale. Par exem­ple, au cours du doc­u­men­taire, dans une rue étroite de quarti­er, Lin Yi Lin est suivi par une caméra portée. Le son ambiant du lieu est enten­du. Des enfants et des adultes passent. Le rouge soutenu des murs est par endroit délavé. L’artiste par­le en voix off des change­ments con­stants de la ville : « Pen­dant ces dix dernières années on voit appa­raître et dis­paraître des quartiers entiers. Can­ton ne cesse de se trans­former. ». En accord avec son temps, son tra­vail artis­tique s’avère être en rap­port avec les mod­i­fi­ca­tions urbaines. En effet, il récupère son matéri­au sur les chantiers de con­struc­tion. [45] Sur les images de ruelles, Lin Yi Lin con­fie un dif­férent qu’il a eu avec son père, qui occu­pait un poste d’Entrepreneur d’Etat avant la révo­lu­tion cul­turelle. Il témoigne ain­si de l’évolution de la vision du monde d’une généra­tion à l’autre ancrée dans le con­texte poli­tique. Son père aurait souhaité qu’il peigne selon la tra­di­tion chi­noise. L’artiste « ne l’a pas sat­is­fait sur ce point. ». [46] La nuit est tombée dans les images suiv­antes. Les ombres des pas­sants défi­lent sur une palis­sade blanche. Plusieurs plans-séquences mon­trent des chantiers urbains sur lesquels des hommes tra­vail­lent encore. Les étin­celles fusent. Le son des travaux s’interrompt brutalement.

Les images de chantiers et les pen­sées de Lin Yi Lin insis­tent bien sur la trans­for­ma­tion de Can­ton. Au regard de ce pas­sage, la ville est car­ac­térisée par son état en cours de change­ments cul­turel, poli­tique et phy­s­ionomique. Pour le fig­ur­er, la méth­ode est sobre. Il s’agit d’associer les images actuelles de la ville, celles des déplace­ments des pro­tag­o­nistes dans les rues, aux réc­its de leurs vies mar­quées par l’histoire de la Chine. Le change­ment de mode de vie et a for­tiori de la façon de la con­cevoir ain­si que les mod­i­fi­ca­tions que la ville a subies, ou alors qu’elle est en train de subir, la dépeignent comme une zone en per­pétuelle muta­tion sur tous les plans. D’ailleurs, les pro­pos de Lin Yi Lin ouvrent sur un autre domaine égale­ment touché par cet entre-deux, celui des con­cep­tions de l’art : la vision chi­noise ances­trale con­fron­tée à celle occi­den­tale liée à la moder­nité, qui tend à s’imposer dans le monde. Cet aspect tran­si­toire se retrou­ve dans la pra­tique de Zhang Haler dont les pho­togra­phies de femmes met­tent en évi­dence l’écart entre les mœurs chi­nois­es et l’art contemporain.

Sur le plan de l’image, l’importance des flux de la cir­cu­la­tion crée un mou­ve­ment con­stant dans les rues qui accuse l’idée de muta­tion urbaine, de tran­sit. Dans la nuit, la caméra suit un homme au casque rouge vif sur un scoot­er. Sous l’effet de l’éclairage urbain et dans le mou­ve­ment latéral de droite à gauche du trav­el­ling, la sil­hou­ette de l’homme dis­paraît dans l’obscurité. Seules quelques sources de lumière et des reflets dansent sur l’écran. De temps à autre, l’homme filmé est entr’aperçu juste l’instant de son bref pas­sage sous un lam­padaire. Puis, suiv­ant un même vecteur direc­tion­nel et une même vitesse, l’appareil d’enregistrement longe une vit­re striée hor­i­zon­tale­ment. Ain­si, les deux plans-séquences jux­ta­posés sans effet inter­mé­di­aire pro­duisent une impres­sion de con­ti­nu­ité. Toute­fois, le mou­ve­ment du sec­ond paraît plus rapi­de. Cet effet illu­soire d’un sur­plus de vitesse vient sim­ple­ment du fait que l’objet filmé est plus proche de l’objectif de la caméra. Soudain, la lumière du jour est présente pour le trav­el­ling suiv­ant prenant place dans une rue de Can­ton. La caméra, tou­jours dans ce même mou­ve­ment latéral, suit à nou­veau un homme sur un scoot­er. Puis, elle change de cible et s’attache à un autre pas­sant sur une moto­cy­clette qui est entrée dans le champ. C’est main­tenant le tour d’une autre per­son­ne. Un jeu de rap­port de vitesse s’effectue ain­si. Le bal­let des véhicules à deux roues se déplaçant en tout sens est ain­si ren­du à l’image.
À l’instar du pre­mier plan-séquence, les effets visuels défor­mants et les ambiances lumineuses sont pro­duits exclu­sive­ment avec les moyens disponibles in situ c’est-à-dire avec les car­ac­téris­tiques du lieu et du moment, tels l’environnement urbain (lumières arti­fi­cielles de Can­ton, archi­tec­ture aux parois réfléchissantes et vit­res) et les phénomènes naturels (lumière du jour ou obscu­rité de la nuit, pluie). Le mon­tage reste sobre bien qu’il puisse pro­duire des effets d’optiques dus à la vitesse et aux vecteurs direc­tion­nels des mou­ve­ments. Can­ton se car­ac­térise donc par l’instabilité et les flux per­pétuels évo­qués dès le proverbe inclus dans le prologue.

Si les images ne sont pas retouchées, les reflets de la ville sont exploités pour créer des aspects visuels spé­ci­fiques qui font sens. Fréquents dans ce doc­u­men­taire, ils font échos à la démarche, adop­tée par les réal­isa­teurs, fondée sur les inter­mé­di­aires. En effet, les reflets qui défor­ment et mul­ti­plient le réel s’apparentent aux médi­a­tions qui altèrent et don­nent plusieurs visions de la réal­ité con­ceptuelle qu’elles rap­por­tent. Pour le for­muler autrement, la mul­ti­plic­ité et la com­plex­ité de Can­ton sont présen­tées autant au niveau de la parole, par la somme des témoignages sin­guliers, que sur le plan de l’image, par la dif­frac­tion de sa représen­ta­tion.
Pour don­ner un exem­ple par­mi d’autres, un plan-séquence pour­rait paraître retouché. Au bout d’un court instant, il est pos­si­ble de se ren­dre compte que son étrangeté vient du fil­mage de l’environnement urbain par le biais d’un aquar­i­um cer­taine­ment placé der­rière une vit­rine. Le pois­son nageant dans les airs donne l’indice d’une image super­posant les images des espaces de part et d’autre de la paroi réfléchissante. Au sein d’une seule image non retouchée se trou­vent deux réal­ités dis­tinctes et simul­tanées de Can­ton qui soulig­nent ain­si la diver­sité de la ville grâce au dédou­ble­ment du point de vue. [47] Le plan-séquence rap­pelle que la ville ne se présente pas sous le même aspect selon l’endroit d’où on la regarde. Il ren­voie sym­bol­ique­ment au rôle de la jux­ta­po­si­tion des témoignages au niveau de l’espace par­lé et écrit des com­men­taires.
Un autre pas­sage est élo­quent pour l’utilisation des reflets. Le cadrage est divisé en deux. À droite, la cir­cu­la­tion de la grande ville est filmée alors que la par­tie gauche est occupée par la façade en verre d’un bâti­ment qui reflète son envi­ron­nement en le défor­mant. Les rues de Can­ton acquièrent ain­si une étrangeté. Le cadrage donne aux images une fausse symétrie. L’intermédiaire de la vit­re et de ses reflets est donc bien sou­vent exploité pour dépein­dre la mul­ti­plic­ité de la ville et de ses habitants.

Non seule­ment les effets de miroir accusent les inévita­bles médi­a­tions lorsqu’une réal­ité est con­sid­érée mais l’esthétique du reflet per­met d’accroître les mou­ve­ments effec­tifs de la ville. Par exem­ple, un plan-séquence cadre de près un homme au casque noir. De légers reflets dansent sur son vis­age. [48] L’impression de mul­ti­plic­ité est ain­si amplifiée.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

B. 2. Car­ac­tères de Canton

Foi­son­nement et anec­dotes : la masse singularisée

Can­ton est donc présen­tée sous son aspect foi­son­nant. De nom­breux plans-séquences s’attachent à la cir­cu­la­tion inces­sante dans la méga­lo­pole. Un trav­el­ling passe devant une struc­ture de chantier qui forme un réseau ser­ré de lignes. Un groupe d’homme court. Le son ambiant s’arrête net. La caméra est de retour dans la tour con­sulaire. A nou­veau, dans la rue, les vélos passent tout près de la caméra à gauche et à droite. Le point de vue se situe au niveau des vis­ages. Ceci peut éventuelle­ment qual­i­fi­er Can­ton de ville organique comme le sug­gère d’ailleurs Chris­t­ian Mér­er dans ses pro­pos. Le vent souf­fle dans les arbres. Un gron­de­ment de ton­nerre reten­tit. Can­ton, plongée dans la nuit orageuse, est vue en con­tre plongée. Les points lumineux en mou­ve­ment ou non sont nom­breux. A un autre moment, une vue de la ville la mon­tre sous un angle orig­i­nal qui insiste sur les nom­breux déplace­ments. Seules les jambes des cyclistes et les roues des bicy­clettes sont cadrées et tra­versent l’écran en tous sens. Le son net et intense des vélos a été repro­duit en stu­dio afin de les isol­er et ain­si de « don­ner un sens à l’image » [49] et d’insister sur le car­ac­tère mou­ve­men­té de l’espace filmé. La caméra placée proche du sol accentue le flux humain de la ville. Puis, elle s’élève pour mon­tr­er la rue à hau­teur d’yeux.
La méga­lo­pole se car­ac­térise par les flux de la cir­cu­la­tion, sa phy­s­ionomie favorise les déplace­ments en masse. Néan­moins, des scènes banales impli­quant des « anonymes sin­guliers » [50] insèrent de la sin­gu­lar­ité dans la masse des incon­nus comme cet homme, qui porte deux gros sacs accrochés aux extrémités d’un bâton, filmé depuis l’autre côté de la rue et qui attend longtemps avant de pou­voir tra­vers­er ou encore, comme ce plan rap­proché d’un badaud devant un mur reflé­tant de façon floue son envi­ron­nement. Une femme entre dans le champ, le regarde, puis tourne la tête vers la caméra avant de sor­tir du champ.

Par ailleurs, l’agitation de la rue est men­tion­née par Chen Tong. Alors que le paysage urbain défile à l’écran grâce à un trav­el­ling latéral de droite à gauche qui dure rel­a­tive­ment longtemps, l’écrivain dit en can­ton­ais que s’il devait don­ner une image de Can­ton, ce serait la rue et les activ­ités qu’elle accueille ain­si que la cul­ture (Opéra) et les femmes. [51] La scène décrite par l’écrivain amorce le par­al­lèle entre Can­ton et les femmes qui est très présent dans le dis­cours de Chris­t­ian Mérer.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

Can­ton mod­èle les corps et les esprits

Dès le début du doc­u­men­taire, un trav­el­ling avant est pro­duit par le place­ment de la caméra dans une voiture. La rue défile de part et d’autre de la caméra. Sur le ton de la con­fi­dence, qui car­ac­térise les com­men­taires des cinq pro­tag­o­nistes, l’Attaché aux Affaires Étrangères livre son impres­sion de Can­ton. Pour lui, elle est sen­suelle, éro­tique et ceci serait vis­i­ble dans les corps des gens. [52] L’avis de Chris­t­ian Mér­er paraît impor­tant. Il attribue à Can­ton, dès les pre­miers moments du film, la capac­ité de mod­el­er visuelle­ment, ou du moins de façon sen­si­tive, les corps de ses habi­tants. Vers la fin du doc­u­men­taire, dans un parc, des anonymes s’entraînent physique­ment. Ils assou­plis­sent leurs poignets par­fois vus en gros plan. Une musique et des phras­es en can­ton­ais non traduites reten­tis­sent ampli­fiées par des hauts par­leurs [53]. La voix mas­cu­line paraît don­ner les instruc­tions pour les exer­ci­ces physiques. Puis, la caméra filme des sil­hou­ettes de mains à tra­vers un tis­su rouge tra­ver­sé par une lumière vive. Sur les images de ce théâtre d’ombre chi­noise, Chris­t­ian Mér­er avoue sa dif­fi­culté à vivre dans la société can­ton­aise. Il pense qu’un sys­tème peut entr­er dans les corps, dans les têtes et dans la façon de par­ler des indi­vidus. [54] À l’image, les can­ton­ais dans le parc con­tin­u­ent leur gym­nas­tique. Peut être sont-ils en train de mod­el­er leur corps pour le con­former à Can­ton ?
Cette séquence d’entraînement physique peut évo­quer le côté cul­turel c’est-à-dire « les manières de l’art d’utiliser le corps humain, les faits d’éducation » qui s’incarnent, selon le con­cept d’« habi­tus » [55] de Mar­cel Mauss, « dans les corps et les esprits sous forme de dis­po­si­tions durables. » [56]

Sur le plan con­ceptuel, Chris­t­ian Mér­er sem­ble penser qu’une réal­ité impal­pa­ble peut être approchée par le biais de la réal­ité sen­si­ble lorsque celle-ci est imprégnée par des idées abstraites. Pour lui, la femme et le paysage sont les réal­ités physiques qui lui parais­sent les plus à même de pénétr­er Can­ton.
Une jeune femme, vêtue du même rouge que celui de son casque et de son scoot­er, est suiv­ie un temps par la caméra. Le diplo­mate prend la parole en voix off. Il com­pare les femmes au paysage. Il pense que la terre est fémi­nine, que toutes deux sont impor­tantes et que dans le corps des femmes, il est pos­si­ble de voir le présent et le passé. [57] Aus­si, l’Attaché aux Affaires Étrangères est sou­vent accom­pa­g­né de femmes. Ceci peut être inter­prété comme une façon pour lui de con­naître Can­ton. Par exem­ple, une séquence présente à la fois la démarche de Chris­t­ian Mér­er et une esthé­tique qui ne manque pas d’évoquer l’orient : des bam­bous au pre­mier plan cachent et mon­trent à la fois le diplo­mate et une femme assis sur une ter­rasse. Puis, ils marchent dans la forêt de hautes tiges végé­tales. [58] Vers la fin du doc­u­men­taire, la caméra est placée à l’avant de la voiture, dirigée vers l’arrière où se trou­vent Chris­t­ian Mér­er et une femme. Ils ne sont pas bien vis­i­bles alors que le chauf­feur se trou­ve au pre­mier plan. Ce plan rap­pelle l’idée du diplo­mate selon laque­lle il est pos­si­ble d’aller plus loin en Chine en péné­trant le paysage au côté d’une femme chi­noise. [59]

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

Can­ton : vaste réseau de connexions

Le physique des can­ton­ais n’étant pas exploré par les images, celles-ci s’attachent plus volon­tiers aux paysages notam­ment urbains. Con­sid­érées dans leurs rela­tions à la démarche glob­ale du doc­u­men­taire, elles parais­sent insis­ter sur l’importance des con­nex­ions d’unités indépen­dantes qui for­ment un ensem­ble, un tout.

Comme il a été vu, les pro­tag­o­nistes for­ment un réseau d’individus. Un court plan-séquence, au poten­tiel sym­bol­ique, se dis­tingue de façon frap­pante du reste du film. Un cadrage rap­proché mon­tre une femme faisant d’étranges mou­ve­ments sur fond de bruits courts, secs et étouf­fés. Ce plan-séquence dure un temps puis un zoom arrière replace la scène dans son con­texte. Il s’agit d’un jeu de balle pra­tiqué en groupe. Ce déroule­ment passe d’abord par un indi­vidu isolé de son con­texte pour ensuite dévoil­er sa sit­u­a­tion dans son envi­ron­nement immé­di­at. Out­re l’intrigue sus­citée chez les spec­ta­teurs qui ne peu­vent pas com­pren­dre la scène dès son com­mence­ment, cette dernière fait échos à la struc­ture du film dans son ensem­ble. En effet, le doc­u­men­taire pro­pose de pass­er par des indi­vid­u­al­ités avant de révéler pro­gres­sive­ment les liens qui unis­sent toutes les per­son­nes filmées ain­si que les con­nex­ions d’ordre thé­ma­tique ou analogique entre les divers moments présentés.

Juste après la scène du jeu de balle aux pieds col­lec­tif, l’écrivain Chen Tong et des anonymes se font mass­er les pieds. Chris­t­ian Mér­er par­le en voix off de la soli­tude en Chine. Pour éviter cela, il faudrait, selon lui, se regrouper en cer­cles de per­son­nes. Mais finale­ment, il doute en émet­tant l’hypothèse que les groupes ne sont peut être que des illu­sions. Les pro­pos de l’Attaché aux Affaires Étrangères évo­quent la recon­struc­tion par les réal­isa­teurs [60] d’un groupe de per­son­nes pour les besoins du doc­u­men­taire visant à ren­dre compte de la vie à Can­ton et de son état entre-deux. Les liens qui unis­sent les per­son­nes et les lieux n’évitent pas la soli­tude qui ne devrait pas s’appliquer unique­ment aux Chi­nois comme le fait Chris­t­ian Mér­er mais bien à tous les êtres humains.

Can­ton, méga­lo­pole aux mul­ti­ples flux et con­nec­tions, est à l’image de la société repro­duite par le doc­u­men­taire à une plus petite échelle grâce aux liens entre les per­son­nes filmées, la ville, son His­toire et ses petites his­toires indi­vidu­elles.
À un moment, le plan sur l’éditeur Chen Tong en con­tre-jour devant la fenêtre est réitéré. Des vues de Can­ton mon­trent bien le réseau routi­er où les voies se croisent, passent l’une au dessus de l’autre. La phy­s­ionomie de la ville est ana­logue au réseau abstrait décrit dans le doc­u­men­taire entre les cinq pro­tag­o­nistes, entre cha­cun d’eux et Can­ton, entre tous les points de vue exposés, qu’ils soient ceux des per­son­nes impliquées dans le film ou ceux racon­tés (c’est-à-dire ceux des par­ents, de l’opinion publique, etc). Toutes ces façons de con­cevoir la vie et la société se rejoignent ou diver­gent, entre tra­di­tion et moder­nité, entre cul­ture occi­den­tale et cul­ture orientale.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

B. 3. Car­ac­tères du documentaire

Les con­cep­tions de l’art ren­for­cent l’instabilité du discours

Pour finir, suite à la propo­si­tion selon laque­lle les idéolo­gies mod­è­lent les liens soci­aux, il est intéres­sant d’observer la place de l’art et de la cul­ture, très présents dans ce doc­u­men­taire, afin de voir dans quelles mesures ces derniers influ­en­cent la vision des per­son­nes filmées, elles-mêmes don­nées à voir et à enten­dre aux spectateurs.

Si pour Zhang Heier et Chris­t­ian Mér­er l’art est lié à la société, le pre­mier doute de sa capac­ité de chang­er les idéolo­gies alors que pour le sec­ond, il pos­sède un pou­voir très grand, il influe sur la façon de voir le monde. Si les deux avis diver­gents, exposés sans être hiérar­chisés, ne peu­vent pas se rejoin­dre, cela est dû au point à par­tir duquel les pro­tag­o­nistes con­sid­èrent l’art. Le pre­mier com­mente l’influence de l’art sur la société et les hommes alors que le sec­ond se place dans un reg­istre per­son­nel, intime.
En effet, le pho­tographe par­le des rap­ports entre l’art et la société lorsqu’à l’écran, ses images de maisons délabrées se suc­cè­dent. Il émet le con­stat que des soci­o­logues et des artistes croient en la capac­ité de l’art à chang­er les choses. Alors que pour sa part, il se con­sid­ère comme un sim­ple pho­tographe. [61] En ce qui con­cerne Chris­t­ian Mér­er, lorsqu’il est filmé dans une voiture, il par­le, tou­jours en voix off, de la fonc­tion des images. Il con­fie « dou­bler sa vie à Can­ton d’images ». Cela serait, selon lui, la seule façon d’exister vrai­ment. Avec un appareil pho­tographique, il ne cadre pas et fixe la réal­ité extérieure par hasard alors qu’avec une caméra, il filme l’intime. Puis, il con­clue en dis­ant que le but est peut être l’image et, il fait remar­quer que ce qui est vu dans les images n’est jamais ce qui est vu lorsque l’on prend la pho­togra­phie. [62]
La dernière propo­si­tion de Chris­t­ian Mér­er peut être enten­due comme une indi­ca­tion à l’attention des spec­ta­teurs. En regar­dant le doc­u­men­taire, ils sont ain­si aver­tis du décalage entre les images en mou­ve­ment et la réal­ité de Can­ton.
L’art à tra­vers l’exemple de la pho­togra­phie per­met de soulign­er dif­férents posi­tion­nements pos­si­bles face à une prob­lé­ma­tique, celle du rôle de l’art. Il intro­duit un sujet de réflex­ion dans le doc­u­men­taire : l’acte de pro­duire des images ain­si que son impact sur les indi­vidus et la société. Le doc­u­men­taire lui-même est ain­si mis en relief. Il est ques­tion­né intrin­sèque­ment ou, for­mulé dif­férem­ment, il se met en ques­tion par lui-même. Par con­séquent, l’image révèle son ambiguïté et sa ten­dance à la polémique.
D’ailleurs, l’Attaché aux Affaires Étrangères con­cède que l’art se présente d’emblée comme un sujet déli­cat qui n’est pas uni­fi­ca­teur. A l’intérieur d’une voiture, la caméra filme l’eau repoussée par inter­mit­tence par les essuie-glaces. Le diplo­mate explique qu’il est dif­fi­cile de par­ler de poésie avec les chi­nois sauf avec ses amis. La lit­téra­ture con­tem­po­raine serait très mor­bide. Les lumières de la ville sont rou­gies par les phares sous la pluie et créent une atmo­sphère qui paraît artificielle.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

« Plutôt que de ten­ter d’exposer les per­son­nes et Can­ton dans une image figée qui se voudrait total­isante, les réal­isa­teurs sem­blent avoir emprun­té la voie d’une présen­ta­tion lais­sant transparaître autant leur incer­ti­tude que celles des protagonistes. »

Tiphaine Lar­roque

Ne pas affirmer mais proposer

Il serait tout aus­si dif­fi­cile par­fois d’entrer dans la lit­téra­ture que de com­pren­dre une autre cul­ture. Cette réflex­ion de l’écrivain, édi­teur chi­nois Chen Tong rap­pelle la dif­fi­culté à laque­lle Chris­t­ian Mér­er est con­fron­té en vivant au jour le jour plongé, au tra­vail comme en privé, dans la cul­ture chi­noise [63] ain­si que la posi­tion des réal­isa­teurs étrangers face à leur sujet.

De retour dans un couloir som­bre, l’univers de la tour con­sulaire s’oppose à l’activité de la rue. La caméra s’attache une fois de plus aux reflets. Une dis­cus­sion, filmée en direct, entre Chris­t­ian Mér­er, sa tra­duc­trice et un homme n’est pas traduite et peu audi­ble. Sur des vues de per­son­nes au tra­vail dans un bureau, la voix du diplo­mate explique que les rela­tions pro­fes­sion­nelles en Chine con­sis­tent à ne pas faire per­dre la face à l’autre. Il s’agirait du Con­fu­cian­isme. [64] L’expérience chi­noise de Chris­t­ian Mér­er résonne avec l’approche volon­taire­ment lacu­naire que sem­ble pro­pos­er le doc­u­men­taire. En effet, les points de vue jamais frontaux sur les pro­tag­o­nistes, ne dévoilant que cer­taines car­ac­téris­tiques de leurs physiques tels que les sil­hou­ettes, les allures, les démarch­es ou des frag­ments de corps, peu­vent être inter­prétés comme un signe de respect de leur indi­vidu. Cette façon si par­ti­c­ulière de filmer cor­re­spond à une ren­con­tre entre des indi­vidus, ceux qui fil­ment et ceux qui sont filmés. Met­tant en avant l’endroit qu’occupe la caméra dans les espaces de tour­nage, les cadrages de biais et les caméras portées attribuent au pub­lic un emplace­ment virtuel, proche ou éloigné, au sein des scènes filmées. Ce procédé, asso­cié au mou­ve­ment de l’appareil d’enregistrement et des élé­ments filmés ou des reflets, engen­dre un dynamisme aléa­toire qui insuf­fle un car­ac­tère insta­ble et changeant à l’approche de Can­ton. Plutôt que de ten­ter d’exposer les per­son­nes et Can­ton dans une image figée qui se voudrait total­isante, les réal­isa­teurs sem­blent avoir emprun­té la voie d’une présen­ta­tion lais­sant transparaître autant leur incer­ti­tude que celles des pro­tag­o­nistes. Face à la rel­a­tiv­ité de Can­ton, les spec­ta­teurs peu­vent à leur tour pren­dre acte de leur sub­jec­tiv­ité et con­sid­ér­er l’Autre dans sa prox­im­ité et son éloigne­ment, dans sa simil­i­tude et sa différence.

Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001

Asso­ci­a­tion des contraires

Le film s’achève avec une atmo­sphère noc­turne qui accueille un dernier mono­logue de Chris­t­ian Mér­er. Un plan-séquence prend place dans une boîte de nuit. Les fais­ceaux de lumières arti­fi­cielles en mou­ve­ment sont mul­ti­col­ores à dom­i­nantes bleu, rouge, rose. Une nappe sonore rem­place la musique du lieu. Ceci donne un aspect décalé à la scène comme si ces images cor­re­spondaient plus à des sou­venirs qu’à des instants présents et vécus.
De retour dans un taxi, les reflets ont envahi l’écran. Une petite musique de var­iété occupe le fond sonore. À l’extérieur, le jour sem­ble se lever. Alors que la voix du diplo­mate est enten­due, des plans-séquences assez courts [65], mon­trant des gens marcher dans la rue, vien­nent rompre la linéar­ité du tra­jet en voiture. Isolé dans le véhicule, Chris­t­ian Mér­er est vu en con­tre-jour. Le diplo­mate livre sa per­cep­tion de la Chine selon laque­lle cette dernière mèn­erait au vide par le chemin du plein. Out­re la con­sid­éra­tion des con­traires qui se rejoignent dans les signes, l’homme évoque l’ambiguïté de la perte de soi et le fait de se trou­ver soi-même. [66] Le choix des réal­isa­teurs de con­clure le doc­u­men­taire sur une phrase du diplo­mate sig­nifi­ant ses doutes (« c’est pas sûr »), insiste sur la rel­a­tiv­ité de son avis.
Un fon­du au noir clos le film en douceur. Puis, le générique défile accom­pa­g­né du chant de la femme enten­due et vue au cours du documentaire.

Ces réflex­ions philosophiques peu­vent évo­quer l’expérience per­son­nelle de col­lab­o­ra­tion des deux réal­isa­teurs aux par­cours dif­férents. Si Robert Cahen et Rob Rom­bout se sont ren­con­trés lors d’un fes­ti­val de vidéo, le pre­mier a investi le domaine de l’art vidéo et le sec­ond s’est ori­en­té vers le doc­u­men­taire. De plus, leurs méth­odes de tra­vail s’opposent. Le pre­mier filme beau­coup avec sa sen­si­bil­ité, son intu­ition et exprime ses impres­sions, con­stru­it son pro­pos surtout lors du mon­tage, du mix­age vidéo. Le sec­ond se base sur des scé­narii, sur des struc­tures et met en scène le réel dès l’étape du fil­mage. Out­re l’enrichissement des dis­cus­sions, le tra­vail de col­lab­o­ra­tion a per­mis à cha­cun d’eux de s’essayer à la méth­ode et au tra­vail de l’autre. En effet, Robert Cahen, qui souhaitait faire un doc­u­men­taire, por­tait une atten­tion accrue au réal­isme, à la resti­tu­tion de leur expéri­ence can­ton­aise et de leurs ren­con­tres. Alors que Rob Rom­bout, con­traire­ment à sa démarche habituelle, s’est lais­sé porter par des idées spon­tanées. [67]

Can­ton la Chi­noise pro­pose une vision de la méga­lo­pole qui sem­ble être le résul­tat du déroule­ment d’une pen­sée plurielle car con­sti­tuée par des sujets pro­duc­teurs de sig­ni­fi­ca­tions dis­tinctes : les réal­isa­teurs et les cinq pro­tag­o­nistes. Sa pro­gres­sion découle de cor­re­spon­dances analogiques c’est-à-dire qu’une image, une idée ou un thème intro­duit, par glisse­ment, la séquence suiv­ante. Ce proces­sus souligne les flux et les cir­cu­la­tions qui car­ac­térisent la ville ain­si que le déroule­ment des pen­sées. Au sein de ce développe­ment coulant qui évoque la flu­id­ité, des per­son­nes et des thèmes sem­blent se répon­dre, ren­voy­er l’un à l’autre par rap­proche­ment ou par oppo­si­tion. Par exem­ple, si la séquence con­cer­nant les deux appel­la­tions, chi­noise et française, regroupe Karine et Chris­t­ian Mér­er, la dif­férence entre les deux indi­vidus est mar­quée par l’opposition bru­tale entre le son de l’agitation urbaine qui entoure la jeune étu­di­ante pas encore instal­lée dans la vie et le silence du cadre de tra­vail du diplo­mate. Ain­si, les oppo­si­tions et les rap­proche­ments ne sont plus antag­o­nistes, exclusifs. Ils sont présents dans chaque sit­u­a­tion et chaque entité. La con­clu­sion de Chris­t­ian Mér­er car­ac­térisée par une grande con­fu­sion face à l’expression simul­tanée des con­traires, des pôles opposés, souligne l’aspect que les réal­isa­teurs sem­blent avoir souhaité met­tre en évi­dence, à savoir les mou­ve­ments inces­sants d’une méga­lo­pole dans lesquels se con­fondent les con­tra­dic­tions. Ces dernières sont donc réu­nies et asso­ciées dans le doc­u­men­taire pour informer de la ver­sa­til­ité d’une réal­ité contrastée.

  • 1. 
    Cette méth­ode est celle que Rob Rom­bout applique à tous ses documentaires. 
  • 2. 
    Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 3. 
    Ter­mes de Rob Rombout. 
  • 4. 
    « On ne peut faire des vari­a­tions que dans les thèmes. ». Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 5. 
    Michel Chion, « Son et mon­tage au ciné­ma », in La toile trouée, p. 150–151. Cette « tri-par­ti­tion » du sonore au ciné­ma est reprise dans le Dic­tio­n­naire théorique et cri­tique du ciné­ma réal­isé par Jacques Aumont et Michel Marie pub­lié par Nathan en 2001. 
  • 6. 
    Les tra­duc­tions appa­rais­sent en sous-titre, elle peu­vent appartenir à l’espace des images en tant que cal­ligra­phie comme cela est le cas pour le titre en français puis en can­ton­ais. Mais, elles sont aus­si étroite­ment liées à l’espace sonore des com­men­taires dans le sens où les spec­ta­teurs sont amenés à pra­ti­quer la lec­ture silen­cieuse pour cer­tains ou pour la total­ité des pro­pos énon­cés en can­ton­ais et en français. 
  • 7. 
    Voir le sous-chapitre « simil­i­tude entre l’énonciation filmique et les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er » dans ce texte. 
  • 8. 
    Pro­pos de Rob Rom­bout. Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Bruxell 
  • 9. 
    À ce pro­pos voir le sous-chapitre « prox­im­ité et dis­tance » dans ce texte. 
  • 10. 
    La dis­tance tem­porelle entre les com­men­taires et les images a pu être abolie depuis l’invention des caméras au son syn­chrone qui enreg­istrent simul­tané­ment à l’image les voix des per­son­nes filmées au tour­nant des années cinquante et soixante. 
  • 11. 
    Les films sont pro­jetés et les acteurs com­mentent les images simul­tané­ment. Leurs pro­pos ser­vent de bande son. Il faut not­er que, dans le cas de Moi un noir, les caméras syn­chrones n’existaient pas encore lors du fil­mage. Ceci prou­ve que le com­men­taire extérieur et dom­i­nant a été remis en cause avant la pos­si­bil­ité d’enregistrement syn­chrone des sons. 
  • 12. 
    À la dis­tance tem­porelle s’ajoute, dans ce cas pré­cis, une dis­tance entre l’acteur et son image qui n’agit plus mais com­mente son action. 
  • 13. 
    Déf­i­ni­tion du dic­tio­n­naire des arts médi­a­tiques de l’UQAM.
  • 14. 
    Déf­i­ni­tion du dic­tio­n­naire des arts médi­a­tiques de l’UQAM.Le plus couram­ment, la voix hors champ désigne la « voix provenant d’un per­son­nage situé en dehors de la scène ou du cadre de l’écran. ».
  • 15. 
    Dans ce texte, le terme de « voix off » reste employé afin d’éviter le con­tre sens que le terme « voix hors champ » ne man­querait pas de pro­duire en ren­voy­ant à son cas le plus courant, à savoir la voix d’un per­son­nage non vis­i­ble à l’écran mais présent à ce moment dans l’histoire c’est‑à‑dire situé hors champs. 
  • 16. 
    C’est‑à‑dire, lors du mix­age de la bande son. 
  • 17. 
    Com­para­i­son de Rob Rom­bout. Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 18. 
    Les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Toute la ville est là en fin de compte sous la Tour con­sulaire, mais en même temps cette tour nous met à l’écart des rumeurs, du bruit, de la foule. C’est une zone préservée dans laque­lle on tra­vaille énor­mé­ment. Moi, j’aime beau­coup ce tra­vail admin­is­tratif par sa rigueur, par sa pré­ci­sion. Il y a un côté qua­si monacale. ».
  • 19. 
    Déf­i­ni­tion du Dic­tio­n­naire des arts médi­a­tiques de l’UQAM.
  • 20. 
    Tech­nique par laque­lle l’action est filmée en fonc­tion de la posi­tion physique et du point de vue d’un per­son­nage, de l’auteur du film ou d’une bande vidéo. Dic­tio­n­naire des arts médi­a­tiques de l’UQAM.
  • 21. 
    Les paroles sont traduites en sous titre lorsque les pro­pos sont énon­cés en langue autre que le français. 
  • 22. 
    Comme il a été noté à pro­pos des films de Chan­tal Aker­man, évidem­ment, les réal­isa­teurs ont tou­jours le choix de mon­ter ou de ne pas mon­ter tel ou tel discours. 
  • 23. 
    Ter­mes de Rob Rom­bout. Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 24. 
    Rob Rom­bout donne un exem­ple visuel, celui du choc des échelles. Dans son film Queen Mary II (2004), il a jux­ta­posé un plan en con­tre plongée de la maque­tte du bateau et un autre au même angle de vue cad­rant le bateau grandeur nature. Ici, les pro­pos de Rob Rom­bout sont rap­prochés de notions plus intan­gi­bles : la prox­im­ité et l’éloignement.
  • 25. 
    Karine est cer­taine­ment la per­son­ne dont le vis­age est le plus visible. 
  • 26. 
    Tout au long du doc­u­men­taire, l’importance de la cal­ligra­phie chi­noise, en tant que médi­a­tion, est soulignée par l’omniprésence de ces signes, défor­més ou non, dans l’environnement urbain. 
  • 27. 
    Pro­pos de Chen Tong : « L’importance de Beck­ett est uni­verselle. Ses livres sont sans fron­tières car ce qu’il écrit sont des choses que chaque être humain con­naît, que ce soit la soli­tude ou l’absurdité. ».
  • 28. 
    Cette per­son­ne n’appartient pas à l’échantillon de cinq per­son­nes choisies pour jouer les inter­mé­di­aires entre Can­ton et les spectateurs. 
  • 29. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Je crois que l’on ne pénètre pas plus la Chine que Saint François Xavier, le mis­sion­naire qui a remon­té la Riv­ière des Per­les en bateau. Il n’a jamais vrai­ment mis les pieds en Chine. D’ailleurs, il a été repoussé par les Chi­nois à l’époque et il est mort en mer de Chine devant Can­ton. ».
  • 30. 
    Pro­pos de Rob Rom­bout. Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 31. 
    Le doc­u­men­taire étant achevé, les réal­isa­teurs ont effec­tué trois voy­ages en Chine pour le mon­tr­er et présen­ter leur tra­vail en général. Selon Rob Rom­bout, la récep­tion en Chine est dif­férente car la con­cep­tion des inter­views est déter­minée par la beauté. Si ce qui les préoc­cupe est la beauté, il est impor­tant pour eux de dire juste, d’être bon. Le doc­u­men­taire, met­tant l’accent sur les hési­ta­tions et les con­tra­dic­tions, a sus­cité une cer­taine con­fu­sion. Il est intéres­sant de not­er que dans Sept visions fugi­tives de Robert Cahen, qui est une vidéo trans­met­tant des impres­sions de voy­age, les pic­togrammes appa­rais­sant en intro­duc­tion aux sept poèmes vidéo sont lais­sés dans leur poten­tiel énig­ma­tique pour le pub­lic occidental. 
  • 32. 
    Il s’agit du couloir d’un musée de Can­ton selon les notes du montage. 
  • 33. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Quand on pénètre un paysage, on ne ren­tre que dans le paysage et quand on ren­tre dans le paysage, on ren­tre dans le cœur de quelque chose en Chine puisque dans toute la tra­di­tion chi­noise pic­turale, c’est que le paysage nous domine. On se perd dans quelque chose d’autre. ».
  • 34. 
    Qual­i­fi­catif employé dans le résumé du film mis en ligne sur le site Inter­net de Rob Rom­bout : www.robrombout.com.
  • 35. 
    Pro­pos de Chen Tong : « Je pense que Mér­er est “cool” pour un diplo­mate (dans la vie). Il ne fait pas très atten­tion aux détails. Il nous dit sou­vent de manger ensem­ble, mais il reporte tou­jours ses ren­dez-vous. J’ai con­clu que lorsqu’il fixe un ren­dez-vous (avec nous pour manger) il ne faut plus lui télé­phon­er pour con­firmer, sinon, il va reporter le repas. »
  • 36. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Chen Tong est un édi­teur qui a eu de grands prob­lèmes avec l’establishment chi­nois puisque sa librairie Borges qui se trou­vait dans le cam­pus de Mei Chu Chuan de l’Institut des Beaux Arts a été fer­mée parce qu’il vend de la lit­téra­ture con­tem­po­raine. Mais je pense qu’il s’en sort bien dans cette forme un petit peu mar­ginale de l’édition qu’il représente. (Il s’en sort bien mieux que d’autres édi­teurs qui ne sont pas marginaux.) »
  • 37. 
  • 38. 
    Il arrive que l’énonciation filmique rejoint les autres pen­sées telles que celles de Chen Tong et Zhang Haier. 
  • 39. 
    Pour le pre­mier plan-séquence, la caméra filme la rue depuis l’intérieur d’un véhicule à tra­vers la vit­re sur laque­lle la pluie glisse. 
  • 40. 
    En cela, le doc­u­men­taire dif­fère des films de Jean Rouch et de sa notion de ciné-trans qui se définit par l’intervention de la caméra dans le réel qu’elle mod­i­fie voire qu’elle provoque. 
  • 41. 
    Voir les pro­pos de Chris­t­ian Mér­er retran­scrits dans la note 16. 
  • 42. 
    Les spec­ta­teurs ne con­nais­sent pas encore Karine à ce moment du film. 
  • 43. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Néces­saire­ment elle [Can­ton] fait appel à des ressources intérieures pro­fondes puisqu’on n’y a pas de repères esthé­tiques. …Elle est là, mais elle est dans le corps des gens. [change­ment de plan] C’est très intéres­sant d’aborder la Chine par les signes et par les corps et donc par quelques per­son­nes et non pas par toutes les personnes. ».
  • 44. 
    En Occi­dent comme en Ori­ent, le dis­cours de Chris­t­ian Mér­er a dérangé. Selon Rob Rom­bout, ce dernier refléterait « une ado­les­cence mal digérée » car il emploie des mots qui parais­sent crus pour exprimer des envies et ceci provo­querait un malaise au sein de l’audience.
  • 45. 
    Pro­pos de Lin Yi Lin : « Dans mes œuvres j’utilise des briques légères que je récupère lors de la démo­li­tion des vielles maisons. Ma vie est étroite­ment liée à cette matière (pre­mière). ».
  • 46. 
    Pro­pos de Lin Yi Lin : « Mon père au départ tra­vail­lait dans une entre­prise d’Etat où l’on côtoy­ait sou­vent des experts venus de l’Union Sovié­tique. Pen­dant la révo­lu­tion cul­turelle, il a été con­sid­éré comme un droitiste et a été ren­voyé dans une équipe de travaux publics. Il a dû tra­vailler sur un chantier de con­struc­tion. Mon père ne com­pre­nait pas l’art que je fais (actuelle­ment) et il espérait que je pour­rais faire de la pein­ture tra­di­tion­nelle chi­noise. Je ne l’ai pas sat­is­fait sur ce point. ».
  • 47. 
    La mul­ti­pli­ca­tion des points de vues au sein d’une image unique est une car­ac­téris­tique de l’esthétique vidéographique. 
  • 48. 
    La caméra doit cer­taine­ment être placée der­rière une vitre. 
  • 49. 
    Pro­pos de Rob Rom­bout. Entre­tien télé­phonique (Stras­bourg — Brux­elles) du 19 avril 2007. 
  • 50. 
    Notion de Michel Chion. Voir la déf­i­ni­tion dans l’analyse de la vidéo Sept visions fugi­tives de Robert Cahen. 
  • 51. 
    Pro­pos de Chen Tong : « Si je devais don­ner une image de Can­ton, elle serait ain­si : Au bord de la rue il y a plein de fruits comme les caram­boles, les mangues, les bananes. Dans les ruelles on entend l’opéra de Guangzhuo. Les jeunes femmes sor­tent en pyja­mas et en pan­tou­fles. Elles ont de gross­es têtes mais de petits corps, c’est une autre façon d’être sexy, de petites fess­es et de petites épaules. Elles boivent de la soupe sucrée pour avoir le teint des femmes du nord. Mais, il n’y a tou­jours pas d’effet mal­gré leurs efforts pen­dant de longues années. ».
  • 52. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Je trou­ve que Can­ton est une ville sen­suelle, érotique. ».
  • 53. 
    Le son in a cer­taine­ment été aug­men­té lors de l’étalonnage son. 
  • 54. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Tous les jours, je suis con­fron­té à l’horreur du sys­tème. C’est facile de le dire mais com­ment vivre avec ? Aupar­a­vant, je n’ai pu me ren­dre compte à quel point un sys­tème pou­vait ren­tr­er dans le corps et donc dans la tête et dans une façon de parler. ».
  • 55. 
    Le con­cept a été emprun­té à Aris­tote par Mar­cel Mauss. Il a égale­ment été renou­velé par Pierre Bour­dieu dans La dis­tinc­tion : cri­tique sociale du juge­ment, Éd. de Minu­it, Paris, 1979. 
  • 56. 
    Marc Augé et Jean-Luc Col­leyn, L’Anthropologie, Que sais-je ?, PUF, 2004, p.61.
  • 57. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Pour moi c’est très impor­tant la… la femme en Chine, c’est comme un paysage. On ne peut peut‑être pas aller plus loin. Et, dans les vieux con­tes chi­nois, on par­le de la renarde “choulin” ou “choulin chin”, de la renarde fan­tôme qu’est la femme… » ; ou plus tard au cours du doc­u­men­taire : « J’aime beau­coup la chair du corps de la chi­noise, qui est une chair très lisse. Et j’aime beau­coup le som­meil de la chi­noise aus­si qui est un som­meil total, pro­fond, enroulé. Dans le Lao-Tseu, on par­le sou­vent de la val­lée de Tao, de la femelle du monde. Le monde est féminin ; le monde est une femme. ».
  • 58. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Remar­quable dans sa sen­su­al­ité. Je crois que la femme c’est… c’est la mémoire dans le corps d’un tas de choses qu’on ne voit pas sou­vent dans le présent et que rester con­cen­tré près du corps d’une chi­noise qui par­le, ça nous mène… très loin, euh, dans le présent et en arrière en même temps. »
  • 59. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Chi­aiu est une femme très, très can­ton­aise, très urbaine. Elle n’a pra­tique­ment jamais con­nu la mer. Trans­pos­er une femme qui a vécu toute sa vie dans une grande ville, dans un paysage, dans la jun­gle de l’île de Guang­dong, c’est une expéri­ence éton­nante. Et, hum, j’aime pénétr­er le paysage avec une femme, à mes côtés. Là, j’ai l’impression d’aller très loin en Chine, le plus loin où je pour­rais aller. ».
  • 60. 
    Ils ont choisit cinq per­son­nes au sein d’un plus grand nom­bre d’individus rencontrés. 
  • 61. 
    Pro­pos de Zhang Heier : « Je pense que si la société a besoin d’être changée, il y a sûre­ment une cer­taine force qui peut le faire. Je ne peux pas chang­er la société en faisant des images. Bien sûr, beau­coup de soci­o­logues et d’artistes dis­ent que l’art joue un rôle impor­tant dans le change­ment de l’idéologie mais je ne suis qu’un sim­ple être humain, un indi­vidu seul. (un corps qui pense) ».
  • 62. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Je dou­ble ma vie à Can­ton d’images, que ce soit de pho­tos, sou­vent sans cadr­er d’ailleurs, un peu au hasard. Par con­tre, quand je filme, c’est vrai­ment dans une sorte d’intimité. Je ne peux vrai­ment filmer que quand il y a corps, har­monie, entente. C’est la seule façon pour moi d’exister vrai­ment. Le but, c’est peut être l’image mais ce que l’on voit sur l’image n’est jamais ce que l’on voit quand on prend des images. ».
  • 63. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « On peut très bien tra­vailler en Chine pen­dant qua­tre ans dans un con­sulat, dans un…y vivre sans ren­tr­er en con­tact physique avec une ville organique. ».
  • 64. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « Dans le cadre de mon tra­vail, j’aime bien avoir affaire à des gens posi­tifs. C’est le Con­fu­cian­isme, c’est‑à‑dire on respecte tou­jours la face de l’autre. On ne lui fait jamais per­dre la face, le vis­age… donc, il n’y a jamais de con­flit… et je pense que c’est la rai­son pour laque­lle les rap­ports après, en Occi­dent, nous parais­sent très anguleux, très droits, très meur­tri­ers même psy­chologique­ment. Ici, non. On est porté, on… Alors, sur le plan social, c’est bon. Sur le plan de la taoïste de notre âme, c’est lassant. ».
  • 65. 
    Des plans de coupe. 
  • 66. 
    Pro­pos de Chris­t­ian Mér­er : « La Chine mène au vide. C’est très physique. Il y a un moment c’est vrai­ment y laiss­er sa peau ou pas. C’est très plein, c’est plein jusqu’à la nausée quant on le vit au quo­ti­di­en. Il y a pas de… il y a pas de vide, il y a pas de trous, mais c’est en éprou­vant physique­ment, d’ailleurs dans la vie quo­ti­di­enne, ce plein, que nous sommes vidés par ce plein, vidés… comme un crabe sur la plage. Et en fin de compte, tous ces signes nous vident de nos pro­pres signes… Mais il y a peut‑être un vide au fond de nous-mêmes aus­si et… mais ça n’a rien à voir avec le fait de se per­dre… D’ailleurs pourquoi ne serait-il pas se trou­ver ?… euh, c’est pas sûr, c’est pas sûr. ».
  • 67. 
    Évidem­ment les atti­tudes ne sont pas imper­méables, l’un et l’autre ne se sont pas enfer­més dans un type de tâch­es à l’exclusion des autres. 
Extrait de Can­ton la Chi­noise, de Roberb Cahen et Rob Rom­bout, 2001