Canton la chinoise
par Marc Mercier, 2002
Paru dans la revue Bref, n° 53, été 2002
« Voici deux auteurs, Robert Cahen et Rob Rombout, au style profondément affirmé, aux méthodes de travail radicalement différentes, qui décident de travailler ensemble pour tenter de saisir quelque chose de Canton, ville gigantesque, tentaculaire, sans limites, chaotique. Un pari quasiment impossible tant la ville elle-même semble une cité impossible, une cité interdite à toute image représentative ce tout ou d’une partie d’elle-même. La traversée de cet océan houleux, bruyant, d’humains (huit millions) et de béton, semble être une aventure échouée d’avance. Et pourtant, il se passe quelque chose d’extraordinaire dans ce film. »
La création vidéo doit sa vitalité du fait qu’elle s’autorise à lutter contre elle-même.
Une œuvre toute récente, présentée le 28 février à la SCAM à Paris, me semble tout à fait symptomatique de cette tendance : Canton la Chinoise (52 mn, 2001) de Robert Cahen et Rob Rombout. Voici deux auteurs qui ont déjà une renommée tout à fait justifiée, je dirais chacun dans son domaine. Robert Cahen est l’une de nos plus grandes figures de l’art vidéo. Nous gardons constamment en mémoire des œuvres telles que Hong Kong Song (1986), Sept visions fugitives (1995) ou Corps flottants (1997) , sa façon de se saisir à l’improviste des corps, des visages, des mouvements, de la lumière, pour ensuite sculpter le temps qui les traverse. Un artiste impressionniste et impressionnant, Rob Rombout aurait plutôt tendance à ne pas se laisser impressionner par ce qu’il observe. Documentariste, il repère, écoute, analyse, compare, écrit avant de se lancer dans l’aventure de la prise de vues et de sons.
Impossible d’oublier le mystère ressentit d’Entre deux tours (1987), le voyage en huis clos de Nord Express (1990), l’exploration de L’île noire (1994) ou d’Amsterdam via Amsterdam (1999).
Canton la Chinoise : une prise de risque. Voici deux auteurs au style profondément affirmé, aux méthodes de travail radicalement différentes, qui décident de travailler ensemble pour tenter de saisir quelque chose de Canton, ville gigantesque, tentaculaire, sans limites, chaotique. Un pari quasiment impossible tant la ville elle-même semble une cité impossible, une cité interdite à toute image représentative ce tout ou d’une partie d’elle-même. La traversée de cet océan houleux, bruyant. d’humains (huit millions) et de béton, semble être une aventure échouée d’avance.
« Mais qu’est-ce qui se passe à Canton ? Rien d’autre que du passage. »
Et pourtant, il se passe quelque chose d’extraordinaire dans ce film. Des sensations intimes, fragiles (des regards, des attitudes), des murmures phosphorescents (une barre effrontément jaune qui coupe horizontalement un paysage urbain grisâtre), des mouvements chromatiques (une jeune fille rouge sur un scooter rouge). Beaucoup de plans sont filmés à travers un écran, une fenêtre, un pare-brise parfois couvert d’eau ruisselante, semblant signifier une impossible approche, ou un désir contenu. La caméra n’est pas voyeuse (c’est toujours le risque), mais caressante, prudente, attentive. Attentive à quoi ? À ce qui se passe à Canton. Mais qu’est-ce qui se passe ? Rien d’autre que du passage. Un passage qui ne se passe pas sans heurt. Je pense à ce plan d’un homme qui cale sur sa moto au moment où il veut traverser les rails d’un chemin de fer. Il s’y reprend à plusieurs fois pour redémarrer, franchir l’obstacle, passer outre. On le sent bien tout au long du film, le passage de Canton de la tradition à la modernité, du maoïsme à la société de marché, de la cité à la mégapole, du temps taoïste au temps de la spéculation boursière… ne se fait pas sans violence.
Voilà pour le décor de la tragédie. Pour faire le portrait d’un oiseau, ce n’est pas compliqué, Prévert nous en a livré les clés. C’est une tout autre histoire que faire celui de Canton tant le masque qui nous sépare d’elle est épais. L’idée fut donc de choisir cinq passeurs, d’emprunter cinq imaginaires qui viendront s’entrelacer aux imaginaires de Robert Cahen et Rob Rombout. Nous sommes ainsi invités par cinq protagonistes à errer dans l’inconnu. L’affaire n’en est pas rendue plus simple. Christian Mérer et Chen Tong se situent entre deux cultures, Chian Tsi (Carme) est ballottée entre deux systèmes (la ville moderne et sa famille), Lin Yilin et Zhang Haier sont tiraillés par des conceptions complexes, contradictoires, de l’art. À travers leur instabilité sociale et culturelle, nous goûtons à l’aspect dramatiquement inhumain de cette conversion au monde marchand, individualiste, qui broie tout ce qui n’entre pas dans sa sphère. Un photographe parle de ses images, du jour où un policier lui reprocha de photographier des « aspects obscurs » de la ville. Il en sera affecté au point de douter de son propre goût.
« Qu’est-ce qui nous intéresse dans une image ? Ce sont justement ces « aspects obscurs » qu’elle offre au regard, ce manque à voir, cette non-totalité, ce mystère. »
Pourtant, qu’est-ce qui nous intéresse dans une image ? Ce sont justement ces « aspects obscurs » qu’elle offre au regard, ce manque à voir, cette non-totalité, ce mystère.
Présenter ainsi, à me relire, cette vidéo est désirable. Ce serait trahir une réalité du film que de ne point souligner qu’il ne fonctionne pas parfaitement. IL provoque systématiquement, presque à chaque projection, un malaise. L’un des passeurs ne ‘passe’ pas. Je le nomme puisqu’il est nommé : Christian Mérer. Attaché culturel. Locution parfaite. Connaissances littéraires, artistiques, poétiques, philosophiques de la Chine indéniables. Professionnel de la culture passionné, efficace, apprécié. Voilà pour l’identité. Le pari de lui donner une place centrale dans le film (les paroles des quatre autres protagonistes repassent toujours à un moment donné par lui), est pour le moins audacieux. Il est peut-être le seul véritable personnage de fiction de ce documentaire, en ce sens qu’il nous semble entendre discourir non pas un homme mais une “identité”, un statut, une fonction. Bien entendu, nous devinons que le vrai Christian Mérer n’est pas celui-là : toute image est une fiction. Cependant…
Canton, Le chaos
Ce malaise ressenti est certainement dû à ce décalage entre lui et les quatre autres passeurs.
« Canton la Chinoise est une œuvre qui entrelace des énergies perdues, gaspillées, des connectivités sans début ni fin. Chaque protagoniste porte en lui la ville où rues, rails, bâtiments, véhicules, habitants, générations, sexes se croisent et s’éjectent dans le même temps, tourbillonnent et se superposent comme des milliards d’électrons, protons, neutrons, leptons.. »
Mais aussi au fait qu’à une identité aussi banale que n’importe quelle autre identité, il est facile d’y reconnaître une part inacceptable de nous-même. Sa présence à l’écran provoque une crise au sein du dispositif. Et c’est là que le film est peut-être le plus intéressant, ce moment où le film n’est plus aimable, ce moment où le film est fragilisé de l’intérieur. L’intelligence sensible du spectateur est mise en alerte. Le spectateur se retrouve dans la même situation que tous les protagonistes du film, à savoir aimer-ne-pas-aimer, se laisser transporter par la narration ou tout stopper, écouter ou se fermer les oreilles, voir-ne-pas-voir. Eh oui, nous ne sommes plus habitués à vivre « au spectacle » ce type de situations instables, incorrectes. Canton la Chinoise est une œuvre qui entrelace des énergies perdues, gaspillées, des connectivités sans début ni fin. Chaque protagoniste porte en lui la ville où rues, rails, bâtiments, véhicules, habitants, générations, sexes se croisent et s’éjectent dans le même temps, tourbillonnent et se superposent comme des milliards d’électrons, protons, neutrons, leptons. Le visible et l’audible sont mis à l’épreuve. Canton est le chaos. Chaque habitant porte en lui te chaos et une étoile filante. Tout est fourmillement comme dans un tableau de Bruegel. Mais Canton la Chinoise n’est pas du Bruegel. Le Dieu ordonnateur qui a quitté la place publique chez Bruegel, est ici remplacé par un logos, un discours du Maître incarné ici par un diplomate français. Le déluge est ainsi, fictionnellement, évité. La représentation de l’espace cantonais est stabilisée, harnachée, corrigée par un discours qui se suppose connaisseur et qui donc fige notre regard sur la ville. De l’agitation chaotique de Bruegel, nous glissons vers une physique utopique, celle de Lucrèce ou Leibniz, qui voudrait que la nature soit écrite, codée en un langage mathématique. Évidemment, ce tiraillement entre les deux directions opposées que contient le film (le chaos incarné par la ville et les quatre protagonistes chinois d’un côté, et la physique utopique ordonnatrice, clôturante, incarnée par le diplomate français), ne fait pas synthèse. Le film craque. Curieusement, c’est sa force. Pour preuve, les débats qui suivent la projection. Le public parle des images et des sons, parle du cinéma et de la vidéo.
L’imperfection grandit celui qui s’y confronte. Je n’aime que les films imparfaits, les films conjugués à l’imparfait du subjectif.
- Canton la Chinoise