La réalité mise en scène.
Analyse des trois premiers films
et entretien
par Bernard Hayette, Cartes sur Câbles n° 13, 1987, Belgique
Diplômé du RITES, en 1979, Rob Rombout a déjà trois réalisations à son actif. Deux fois primé lors de festivals en Belgique et à l’étranger, ce qui sur trois œuvres est une performance, Rombout s’affirme comme un de nos documentaristes vidéo les plus originaux. Ses portraits d’hommes en marge luttant avec dignité contre la cruauté sociale sont saisissants. Néerlandais comme Joris Ivens, il a retenu de ce grand précurseur la notion de « dramatisation du réel » dans la construction du documentaire. Nous vous livrons ici un petit aperçu critique de son travail.
1. L’Homme qui en disait trop — 1979
Roger Vandermeiren, délégué syndical, est licencié de chez Monsanto (une usine de la région anversoise) pour avoir défendu un camarade accusé de vol. Une grève éclate contre les licenciements, et après sept semaines de combat la mise à pied de Roger Vandermeiren sera confirmée. Six mois de procédure juridique et de lutte solitaire pendant lesquels Roger continuera à faire son travail de syndicaliste dans une caravane aux portes de l’usine, avant d’être définitivement renvoyé par décision du tribunal.
« Rob Rombout comprend et analyse le licenciement de ce délégué avec justesse et lucidité. Jamais de démagogie, le regard simple, il parvient à nous intéresser à la lutte. Avec une grande sensibilité, il partage avec nous la tragédie de cet ouvrier sans importance. »
Du film on pouvait craindre un énième documentaire sur les revendications d’un syndicat en perte de vitesse. De tout cela, il n’en est pas question. De la tragédie de cet homme tout petit, le combat prend une dimension quasi surhumaine. Que pouvait la volonté d’un gars seul face aux compétences juridiques et économiques d’un trust international ? Les faits relativisés, les images d’archives judicieusement choisies et placées, laissaient la place à la mise à mort économique et sociale de Roger. Ce duel inégal, Roger le voulait : la tête haute, le vieux taureau s’écroulait dans l’arène après un combat aussi injuste qu’inhumain. Ce soir d’hiver, les lumières de Monsanto saluaient une dernière fois, le courage de Roger Vandermeiren. Rob Rombout comprend et analyse le licenciement de ce délégué avec justesse et lucidité. Jamais de démagogie, le regard simple, il parvient à nous intéresser à la lutte. Avec une grande sensibilité, il partage avec nous la tragédie de cet ouvrier sans importance. Construit comme un suspense, le film garde la fraîcheur d’événements que notre mémoire avait chassés. Sa mise en scène épurée fait de ce premier film un nouvel exemple de la qualité de nos vidéastes documentalistes. (Rob Rombout avait trouvé sa voie).
2. Pas de cadeau pour Noël — 1986
Noël Ntunda a aujourd’hui 42 ans. D’origine rwandaise, il vit en Belgique depuis l’âge de 12 ans. Une indemnité du CPAS lui permet juste de survivre. Ses journées se ressemblent toutes, rythmées au hasard des rencontres de bistrots et quelques entretiens avec les personnes de l’assistance. On retrouve le réalisateur respectueux de ses personnages. Noël accepte de montrer d’une part les lieux qu’il fréquente quotidiennement, d’autre part les endroits qui ont fait son histoire en Belgique. On oscille facilement entre le présent et le passé, Rob ayant le seul temps du quotidien pour s’exprimer face au spectateur. Noël s’explique aussi, il est drôle, tendre, captivant : « entre ce que j’attendais de la vie et ce que je suis devenu, il y a un océan » ou encore « si j’avais les moyens… j’irais nager… ».
Rob Rombout laisse une certaine spontanéité, une forme de maladresse pour développer une mise en scène précise et un découpage soigné. Comme dans « L’homme qui en disait trop », le personnage central devient beau par la force et l’ironie qu’il dégage pour affronter les difficultés sociales et financières ainsi que l’alcoolisme, il représente à lui tout seul la deuxième génération d’immigrés. Les phrases toutes faites restent percutantes : « Peut- on prendre la mesure de l’autre sans singer l’explorateur d’antan ? ». On sent Noël faible mais on se demande encore comment ce diable d’homme conserve son moral et sa volonté de vivre, peut-être au travers des rencontres quotidiennes qu’il fait.
« Saluons la détermination de Rob Rombout a vouloir nous montrer la vie de ce rwandais. »
Mais le véritable sujet du film est l’alcoolisme. Originalité de la mise en scène, il ne tente pas une démarche explicative sur le schéma : il ne boit pas « parce que » mais plutôt en raison des difficultés sociales, financières ou d’intégration. Son seul refuge il le trouve dans les bars. Là, il trouve en la boisson une compagne d’infortune. Au-delà de cette simplicité d’usage, c’est surtout la fatalité qui s’affirme avec violence et qui s’inscrit naturellement au cœur de la vie de cet homme et augmente encore s’il le fallait le caractère horrible et infaillible de ce terrible fléau qu’est l’alcoolisme. Saluons la détermination de Rob Rombout a vouloir nous montrer la vie de ce rwandais. Je signale que ce film a obtenu la clé du dernier festival de Lorquin de ce cher Monsieur Pidolle, l’un des festivaliers les plus importants de cinéma et vidéo social et psychiatrique, endroit qui rappelez-vous a déjà couronné par deux fois des films de Mara Pigeon.
3. Entre deux tours — 1987
C’est lors du récent Festival « Vidéo, Réalités » que Rob Rombout présentait son dernier film avec lequel il obtenait une mention fort remarquée. L’histoire d’Entre deux tours mérite quelques explications. La présence sur un territoire restreint de deux tours extrêmement dissemblables, situées de part et d’autre de la frontière belgo-néerlandaise est à l’origine de cette vidéo. En 1948, la « chute » de Prague présidait à la naissance de l’OTAN, et indirectement, à l’installation de son commandement suprême pour le Benelux, à Brunssum (Pays-Bas) en 1967 : l’AFCENT (Allied Forces Central Europe). L’organisation s’installait dans un ancien complexe de charbonnage. La tour, un puits de mine, porte l’emblème de l’organisation et sert entre autres de radar et d’émetteur. Au deuxième siècle après Jésus-Christ, Hermas, l’un des derniers prophètes de l’église de Rome, prédisait l’édification d’une tour. Elle verra le jour en 1964 à Eben-Ezer (situé près de Liège, en Belgique).
Monsieur Garcet, n’est pas seulement le constructeur de cette tour, il est aussi l’architecte d’une pensée universelle, mystique et profondément pacifique. Ainsi reprend-il comme devise une phrase de l’Ancien Testament : « Une nation ne tirera plus l’épée contre une autre et l’on apprendra plus la guerre ». (Esaïe, 2).
« Si le regard sur monsieur Gracet reste toujours celui d’un documentariste, le combat, s’est universalisé, Ce n’est plus la lutte d’un homme seul mais l’affrontement de deux philosophies. »
L’AFCENT quant à elle reprend entièrement le blason de Charlemagne et sa devise : « Je combat l’injustice et je chasse toutes traces du mal ». Sujet difficile mais passionnant choisi par Rob Rombout et le WIP (Wallonie Image Production). En réalité Rob Rombout s’en tire parfaitement, le film venant à la croisée des chemins pour le réalisateur néerlandophone. Ce n’est plus un documentaire, ce n’est pas encore une fiction mais la voie est tracée. Si le regard sur monsieur Gracet reste toujours celui d’un documentariste, le combat, s’est universalisé, Ce n’est plus la lutte d’un homme seul mais l’affrontement de deux philosophies. Comme seul témoin Rob Rombout prend les pas d’une Eurasienne avec en toile de fond la confrontation entre l’Occident et l’Orient. Autre présence importante celle de l’aigle. Quelle est sa symbolique ? Rob Rombout nous éclaire dans l’interview qu’il nous a accordé. Fidèle à son principe d’alterner les images d’archives, le documentaire, Rob ajoute les images de fiction. Saluons les prestations de la comédienne Jessie Elmido et du directeur photo Komer Kleijn.
4. Entretien avec Rob Rombout
Rob Rombout, vous êtes connu en temps que réalisateur de films vidéo ; pouvez-vous me dire quel a été votre itinéraire professionnel et comment vous en êtes venu à ce choix spécifique de la vidéo ? Est-ce par hasard ou en vertu d’une exigence particulière ?
Je suis entré par hasard au RITCS, le pendant néerlandophone de l’INSAS. Je me suis ensuite consacré à la télévision en travaillant pour la BRT et Canal Emploi : mes films d’alors étaient une tentative de contrer les rumeurs erronées qui couraient à propos du monde des chômeurs. Après quoi, je me suis lancé dans la vidéo d’auteur parce que, d’une part, c’était tout simplement la grande vague et que, d’autre part, elle représente pour moi le moyen idéal d’être seul maître du montage.
La vidéo possède donc plus d’avantages que le 16 ou le 35 mm ?
Pas vraiment car peu m’importe le support du moment que la situation m’interpelle. Je me sens par exemple bien plus proche des documentaristes en 16 mm que des amateurs en vidéo-art. Seul compte le prétexte, le matériau à traiter. Par contre, la vidéo constitue un avantage non négligeable pour les débutants dans la mesure où elle est apte à leur apporter la sécurité et la confiance nécessaires.
« Ce choix de privilégier le caractère social du réel relève plus de ma passion pour les individus isolés que de l’intérêt particulier pour le problème social proprement dit. »
Parlons a présent du contenu de vos films, et plus particulièrement de l’aspect social de « L’Homme qui en disait trop » et de « Pas de cadeau pour Noël ». Pourquoi faire du cinéma social ? S’agit-il d’une prise de position politique ou d’une simple option esthétique ?
Ce choix de privilégier le caractère social du réel relève plus de ma passion pour les individus isolés que de l’intérêt particulier pour le problème social proprement dit. Je procède par touches successives, à la manière des expressionnistes, en ce sens que je ne cherche pas la vérité mais bien l’expression immédiate, et par conséquent arbitraire, des sentiments. Je vais toujours du général au particulier, du sujet global au personnage, selon le premier contact que j’entretiens avec cet univers. Outre ce « feeling » initial, je suis cependant soucieux de rester fidèle à ma méthode, laquelle se résume par une exigence de cohérence entre ma première impression et la totalité du film. L’idée de départ doit aussi être la dernière. Le jeu de la découverte progressive s’intègre aussi à la construction générale du film.
« Je procède par touches successives, à la manière des expressionnistes, en ce sens que je ne cherche pas la vérité mais bien l’expression immédiate, et par conséquent arbitraire, des sentiments. »
Ce souci méthodologique est en effet clairement exprimé par l’ordination chronologique, l’importance du mouvement, la linéarité de l’itinéraire de vos personnages. On ressent très fort chez vous ce besoin de raconter une histoire…
C’est vrai que mes films sont finalement construits d’une façon artificielle puisque j’assujettis un ensemble à partir de quelques éléments de base prédéterminés. Tout est planifié dès le départ.
Quant à la précision du mouvement, elle relève de la double volonté du spectateur qui a besoin de suivre quelque chose et de moi-même qui aime le côté Don Quichotte de la vie. Ainsi, l’envie d’en savoir plus, la curiosité toujours en éveil prennent le pas sur l’atmosphère globale, plus secondaire. C’est aussi de cette manière que l’on évite l’ennui !
À quel moment intervient cette exigence ?
À tout instant puisqu’elle constitue une constante de ma façon de travailler : je ne laisse rien au hasard mais m’efforce d’apporter une perpétuelle justification à chaque élément que je crée. « Pas de cadeau pour Noël » est par exemple conçu selon une structure très arithmétique, le film est subdivisé en axes qui se multiplient à leur tour. Les dichotomies passé/présent, jour/nuit, vie sociale/vie réelle correspondent à autant de logiques différentes de l’existence du personnage.
Un tel soin de mise en scène dénote-t-il un nouveau challenge qui accentuerait l’aspect esthétique ?
Il s’agit d’une question de précision qui m’est personnelle ; je dessine tous les plans au préalable, ce qui me permet d’ajouter par la suite les éléments manquant à la cohésion de l’ensemble.
Une des caractéristiques du cinéma social est la rareté, voire l’absence de l’affectivité au profit d’un recul net par rapport aux personnages. Est-ce automatique ou délibéré ?
Il s’agit d’une lucidité, non d’une froideur. Je prends des distances car je ne veux à aucun prix utiliser avec un enthousiasme excessif la situation dans laquelle je m’immisce et avec laquelle je n’entretiens pas de relation authentique, transparente en raison de mon rôle strict de spectateur privilégié susceptible d’émotion.
Bien sûr, je filme en fonction de ma propre idéologie mais j’essaie de rétablir cette partialité par une suggestion de tous les instants, je montre sans dire, de sorte que l’invitation à la réflexion se substitue à l’explication brutale.
Peut-on parler d’une approche empirique ou positiviste ?
Je fonctionne sans aucun a priori théorique : les personnages que je présente n’existent d’abord que par leurs liens avec une certaine réalité sociale, mais ils prennent vite une dimension humaine qui transcende le contexte proprement dit. Au-delà des faits, il y a toujours l’indicible et je veille à conserver cette magie de l’inexprimé.
« Je préfère laisser les choses en suspend, maintenir la suggestion, souligner le non-dit. »
Le spectateur a cependant toujours envie d’en savoir plus en ce qui concerne le passé et le futur des personnages. Or, il se voit confronté à leur unique présent comme si la réalité consistait seulement en cette immédiateté de la rencontre avec des individus, à un moment donné ?
C’est vrai, mais je préfère laisser les choses en suspend, maintenir la suggestion, souligner le non-dit, c’est tout simplement parce que je suis incapable de pratiquer la précision systématique avec fruit. En laissant des éléments dans l’ombre, j’échappe ainsi à un éventuel échec.
Votre dernier film « Entre deux tours » est plus symbolique et lyrique. Dans cette fantasmagorie prophétique apparaissent deux tours, un aigle, une Vietnamienne… Pouvez-vous nous en expliquer la signification ?
En bref, il s’agit de la synthèse de deux mondes, l’Asie et l’Europe dont la Vietnamienne représente la jonction. Elle est la liaison féminine entre les symboles masculins de l’Orient et de l’Occident. L’aigle, quant à lui, est l’allégorie de l’indépendance. Contrairement à l’opinion qui assimile/sa symbolique à l’idée de guerre, je n’en ai retenu que des connotations positives de loyauté, fidélité et noblesse…
Il existe donc une gradation entre les tours qui sont les éléments matériels et rationnels de la philosophie humaine, les hommes qui illustrent l’intuition face à la théorie et l’Eurasienne qui appartient à l’imagerie féminine non occidentale.
Après ce Babel poétique avez-vous d’autres projets de fictions ou pensez-vous au contraire revenir au documentaire ?
La réalité importe plus que la fiction, j’envisage donc sérieusement de réaliser des films éducatifs mais, comme j’aime le mélange des genres, j’y incluerai peut-être une touche humoristique.
- Rob Rombout, portrait critique
- Rob Rombout, portrait critique