Entre­tien croisé
avec Robert Cahen
et Rob Rombout

par Tiphaine Lar­roque, 2014

Auteur, Tiphaine Lar­roque
Chargée de cours à la Fac­ulté des arts de l’université de Stras­bourg. Elle a été Attachée Tem­po­raire d’Enseignement et de Recherche en his­toire de l’art dans cette même Uni­ver­sité de 2010 à 2012. Dans la con­ti­nu­ité de sa thèse Le Voy­age dans l’art des images en mou­ve­ment de 1965 à nos jours, soutenue en juin 2010, ses recherch­es por­tent sur les gen­res audio­vi­suels du doc­u­men­taire et de la fic­tion, sur les notions d’altérité, d’exotisme, de syn­crétisme ou encore sur le glisse­ment de l’emploi du voy­age comme sujet de l’œuvre vers celui du déplace­ment comme matéri­au. Elle dirige actuelle­ment la pub­li­ca­tion des actes de la journée d’étude « Voy­ages d’artistes à l’époque con­tem­po­raine : con­ti­nu­ités et rup­tures » organ­isée en mai 2011. À paraître : « L’œuvre vidéo­graphique Pre­mier Voy­age (qua­tre jours) de Fran­cis­co Ruiz de Infante ou la mise en doute de la per­cep­tion de l’Autre et de l’Ailleurs », dans Mérid­ion­al­ité et insu­lar­ité. L’invention d’une Europe du Sud XVIIIe-XXe siè­cles, Press­es Uni­ver­si­taires de Strasbourg.

Entre­tien avec Robert Cahen, le 22 octo­bre 2012 par téléphone

Entre­tien avec Rob Rom­bout, le 30 octo­bre 2012 via Skype

Tiphaine Lar­roque : Depuis 1998, date à laque­lle vous avez com­mencé à tra­vailler ensem­ble pour la réal­i­sa­tion de Can­ton la Chi­noise sor­tie en 2001, vos appré­ci­a­tions de votre démarche doc­u­men­taire alors mise en œuvre ont tout naturelle­ment évolué. En effet, vous me faites part tous les deux du fait que vos répons­es et vos opin­ions ont pu chang­er depuis onze ans. Cette sit­u­a­tion est tout à fait intéres­sante car elle vous per­met d’avoir un regard rétro­spec­tif réfléchi sur votre entre­prise doc­u­men­taire. Vos témoignages actuels peu­vent éclair­er de façon nou­velle votre expéri­ence sin­gulière de col­lab­o­ra­tion qui fait de ce film un objet à la fois dis­tinc­tif au sein de vos fil­mo­gra­phies et assim­ilé à celles-ci. Ils don­nent l’occasion de ques­tion­ner les fron­tières de la non-fiction.

Tour­nage de Can­ton la Chi­noise. À gauche, Robert Cahen. À droite, Rob Rombout



1. L’association de deux inten­tions doc­u­men­taires distinctes

« Pour Robert Cahen, la longueur de ces plans-séquences per­me­t­tait, à leur manière, de retrou­ver ce qui est de l’ordre de la lenteur d’un ralenti.. »

Tiphaine Lar­roque : Vous avez des par­cours pro­fes­sion­nels dif­férents. Robert, tu crées des vidéos et des instal­la­tions d’art. Rob, tu es pro­fesseur de ciné­ma à la Hogeschool St Lukas de Brux­elles et tu réalis­es des doc­u­men­taires. Pou­vez-vous par­ler de votre tra­vail en col­lab­o­ra­tion en tant que créa­teurs aux pra­tiques et aux méth­odes de tra­vail différentes ?

Robert Cahen : Tout a com­mencé lorsque j’ai ren­con­tré Chris­t­ian Mér­er, [l’une des cinq per­son­nal­ités du film], lors d’un voy­age en Chine au cours duquel je fai­sais une présen­ta­tion de mon tra­vail à Can­ton, Shang­hai et Pékin. Chris­t­ian occu­pait à ce moment le poste d’Attaché cul­turel et sci­en­tifique au Con­sulat de Can­ton. […] Cette ville, qui était en train de se mod­i­fi­er, a retenu mon atten­tion pour son aspect chao­tique et son dynamisme. Un an après, Philippe Avril, alors pro­duc­teur des Films de l’Observatoire (main­tenant de Unlim­it­ed), a soutenu mon pro­jet de doc­u­men­taire sur Can­ton. Le film que je souhaitais réalis­er devait être dif­férent de ma vidéo Hong Kong Song (1989). Je voulais abor­der les ques­tions pro­pres à cette ville, les dif­fi­cultés d’y vivre et ren­con­tr­er des habi­tants. Chris­t­ian m’a accueil­li à Can­ton lors du pre­mier tour­nage effec­tué avec un petit finance­ment. […] De retour en France, j’ai mon­tré les rush­es à Philippe Avril qui a pen­sé que je ne pos­sé­dais pas une matière suff­isante pour réalis­er un doc­u­men­taire. J’ai alors eu l’idée de con­tac­ter Rob pour qu’il prenne la fonc­tion d’assistant et de con­seiller. À Brux­elles, nous avons organ­isé les idées et le pro­jet est devenu plus car­ré. Notre inten­tion était de présen­ter la ville à tra­vers les visions que des habi­tants ont de leur pro­pre ville. Puis, nous avons effec­tué deux tour­nages en Chine. […] Au regard du tra­vail et de l’investissement que Rob avait engagé dans la réal­i­sa­tion, il m’est apparu évi­dent qu’il co-signe ce doc­u­men­taire et qu’il par­ticipe au mon­tage. Rob a tenu à ce qu’il n’y ait pas d’effets spé­ci­aux et donc que je mette de côté ma façon habituelle de tra­vailler. J’ai alors insisté pour qu’il y ait des plans plus longs que ceux que l’on a l’habitude de voir dans les doc­u­men­taires. La longueur de ces plans-séquences per­me­t­tait, à leur manière, de retrou­ver ce qui est de l’ordre de la lenteur d’un ralen­ti. La séquence au sein de laque­lle les cyclistes passent de part et d’autre de la caméra par exem­ple dure presque deux min­utes trente. Je m’étais placé au beau milieu de cette cir­cu­la­tion et j’ai filmé en con­tinu le flot des cyclistes qui représente, pour moi, la Chine en mouvement. […]

« Rob et moi avons une façon toute dif­férente de tra­vailler. Rob filme de telle sorte qu’il n’y a plus beau­coup de choses à faire au mon­tage. Autrement dit, il se forge une idée du mon­tage préal­able­ment et filme en fonc­tion de celle-ci. »

Ain­si, Rob et moi avons une façon toute dif­férente de tra­vailler. Rob filme de telle sorte qu’il n’y a plus beau­coup de choses à faire au mon­tage. Autrement dit, il se forge une idée du mon­tage préal­able­ment et filme en fonc­tion de celle-ci. Le rôle de la mon­teuse Mau­reen Mazurek a été pri­mor­dial lors de la post-pro­duc­tion. Bien que cela n’ait pas été facile, elle a très bien géré les dis­cus­sions, les volon­tés de cha­cun de nous en pro­posant par­fois d’autres solutions.

Rob Rom­bout : Dans un pre­mier temps, je suis en effet par­ti avec Robert à Can­ton en tant qu’assistant. Je devais organ­is­er la matière et être atten­tif à son pro­jet et ses inten­tions. Au milieu de cette péri­ode de tour­nage, presque à la fin, Robert a vu une struc­ture appa­raître mais, en même temps, il voy­ait aus­si qu’il y avait quelque chose de lui qui dis­parais­sait. Il se trou­vait avec une matière plus struc­turée mais moins représen­ta­tive de sa per­son­nal­ité et de son esthé­tique. Nous avons tra­vail­lé ensem­ble et nous devions être plus méthodique dans notre tra­vail, l’un vis-à-vis de l’autre. En fait, j’ai mis trop l’accent sur mes cadrages dont le style se dis­tingue du sien : d’où la déci­sion de faire un film ensemble.

Robert Cahen : À ce pro­pos, ce n’est pas moi qui ai néces­saire­ment tourné toutes les images esthé­tiques et ce n’est par Rob qui a enreg­istré toutes celles qui présen­tent un aspect plus doc­u­men­taire. Par exem­ple, j’ai filmé un train de marchan­dis­es depuis un pont. Ce plan-séquence peut évo­quer a pri­ori l’esthétique doc­u­men­taire. Inverse­ment, Rob a filmé la pluie depuis l’intérieur d’un taxi arrêté. En glis­sant à flot sur la paroi du pare-brise, l’eau déforme les images de la rue. Ce plan-séquence, placé au tout début du film, paraît retra­vail­lé et peut faire penser à mon tra­vail de retouche sur les images.

Tiphaine Lar­roque : Si le pre­mier tour­nage a été effec­tué par Robert, pour toi, Rob, le pro­jet du film a débuté avec le vision­nage de rush­es. Avais-tu déjà vis­ité la Chine aupar­a­vant ou l’as-tu approchée pour la pre­mière fois par le biais d’images ? Les rush­es de Robert t’ont-ils ori­en­té dans ton point de vue et dans ta démarche documentaire ?

Rob Rom­bout : Oui, ce voy­age a été mon pre­mier en Chine. Mais les images de Robert n’ont pas changé mon optique de tra­vail. Robert avait fait appel à moi car il souhaitait faire un doc­u­men­taire et donc un film des­tiné à être dif­fusé dans un autre réseau que celui des films d’art. Il voulait réalis­er un film qui sur­passe les fron­tières entre le court-métrage, le film d’art et le doc­u­men­taire. Le prob­lème de Robert, lorsqu’il a fait appel à moi, était un prob­lème de post-pro­duc­tion. La nou­veauté pour lui était l’élaboration d’une nar­ra­tion qui n’entre pas en ligne de compte pour la réal­i­sa­tion de vidéo d’art. […] Lorsque j’ai vision­né les rush­es de Robert, je n’ai pas vu de struc­ture et de cohérence. Il s’agissait d’une série d’impressions sans toute­fois être des images iden­ti­fi­ables comme étant « du Robert Cahen ». Pour moi, il s’agissait d’une matière de base à met­tre en forme, à struc­tur­er pour en faire un documentaire.

« Selon moi, Robert adopte une atti­tude vis-à-vis du réel com­pa­ra­ble à celle d’un pho­tographe ou d’un pein­tre : il filme ce qui le touche. »

Selon moi, Robert adopte une atti­tude vis-à-vis du réel com­pa­ra­ble à celle d’un pho­tographe ou d’un pein­tre : il filme ce qui le touche. Il n’avait pas l’habitude de ren­con­tr­er des gens et de s’investir auprès d’eux. D’ailleurs c’était une dis­cus­sion per­ma­nente entre nous. Je trou­vais qu’il tour­nait trop vite. Pour ma part, j’ai l’habitude de faire des recherch­es avant le tour­nage. J’attends beau­coup avant de tourn­er et je sais déjà tout sur le sujet au moment où je filme. Robert, lui, est plus intu­itif. Cette sit­u­a­tion était très intéres­sante. Nos deux atti­tudes étaient très dif­férentes et nous n’avions pas pré­paré cela.

Tiphaine Lar­roque : Oui Rob et, en général, les sujets et l’univers de tes films te sont fam­i­liers. Or, là, il s’agissait d’un sujet et d’un site que tu n’avais pas choi­sis de traiter et que tu ne con­nais­sais pas par­ti­c­ulière­ment. As-tu été dépaysé ?

Rob Rom­bout : La Chine a été un choc pour moi car je n’avais pas d’accroche. Ce n’était pas tant la langue et la cul­ture qui me désta­bil­i­saient que cette Chine urbaine. J’étais dou­ble­ment per­du : dépaysé en Chine et per­du dans cette col­lab­o­ra­tion dont les rôles de cha­cun de nous n’étaient pas déter­minés. […] Dans cette incer­ti­tude, il restait, pour moi, une cer­ti­tude, une chose claire : c’était le diplo­mate Chris­t­ian Mér­er. Ce dernier est alors apparu comme un guide. Il don­nait l’impression qu’il con­nais­sait bien Can­ton mais en même temps, nous, on voy­ait qu’il restait en quelque sorte à l’extérieur. On s’est alors recon­nu en lui. Il est en effet plus dur de se recon­naître dans un Chi­nois. Sinon, il faut qu’il y ait un min­i­mum de choses en com­mun et de références com­munes. […] Selon moi, toutes les per­son­nes du film sont un peu comme Robert et moi : ils font de l’art. […] Ceci dit, le per­son­nage qui était le plus proche de nous était Chris­t­ian qui est français. Il était une per­son­nal­ité plus facile à saisir. On avait l’intention de faire un doc­u­men­taire sur la Chine mais on s’est arrêté à la France, à un aspect qui était proche de nous et dans lequel on se recon­nais­sait. […] Pass­er par le point de vue d’une per­son­ne con­nais­seuse mais étrangère au sujet est, selon l’opinion, tout ce qu’il ne faut pas faire dans la réal­i­sa­tion d’un doc­u­men­taire. Sou­vent, les doc­u­men­taires cherchent à mon­tr­er la Chine pro­fonde mais nous on s’est arrêté quelque part avant. C’est comme un échec et nous nous sommes trou­vés face à nos lim­ites. Mais cela me plaît. Cette sorte d’échec pou­vait être incar­née par un per­son­nage et on avait le pro­tag­o­niste tout désigné : Chris­t­ian Mér­er. À l’époque, on mon­trait la Chine comme l’Extrême-Orient […] au détri­ment du côté exis­ten­tial­iste de la Chine mod­erne dont nous avons réus­si à ren­dre compte. Le film donne un peu de cette Chine mod­erne. Mais peut-être que je me trompe. C’était, je pense, le but. […]

Robert Cahen : L’objectif pour moi était de par­venir au bout de ce que les per­son­nes inter­viewées avaient à dire. Il faut qu’elles aient tout dit sur leur his­toire et que leur entièreté soit ren­due dans le film. Par exem­ple, l’éditeur Chen Tong témoigne de la dif­fi­culté de pub­li­er en Chine puis il choisit de lire un extrait du roman Mur­phy de Samuel Beck­ett. Ceci souligne sa mar­gin­al­ité. De même, Carine dévoile d’abord sa jeunesse puis elle nous a con­fié ses sen­ti­ments sur le mariage et sur la poli­tique famil­iale en Chine. […] Chris­t­ian Mér­er, lui, nav­igue dans toutes ces his­toires indi­vidu­elles. Il est l’Européen qui cherche à s’acclimater et qui reste le passeur du film. Pour nous, il s’agissait de com­pos­er avec ce que chaque per­son­ne nous don­nait. Les entre­tiens à Can­ton, et de façon plus générale en Asie, deman­dent de pass­er du temps avec les per­son­nes pour qu’elles livrent des infor­ma­tions intéres­santes. Nous avons passé plusieurs heures avec cha­cune des cinq per­son­nes que Chris­t­ian nous avait per­mis de rencontrer.

« Les spec­ta­teurs décou­vrent pro­gres­sive­ment les liens entre les per­son­nes filmées. Cette tech­nique con­siste à présen­ter pro­gres­sive­ment les per­son­nages et à entr­er au fur et à mesure dans leur psy­cholo­gie. Tout douce­ment, il s’agit de présen­ter leur intéri­or­ité, de les met­tre à nu. »

Tiphaine Lar­roque : Les spec­ta­teurs décou­vrent pro­gres­sive­ment les liens entre les per­son­nes filmées. Ceci met l’accent sur les échanges humains et pro­fes­sion­nels. Est-ce une façon de faire écho à l’expérience de la réal­i­sa­tion ? Car cette dernière se car­ac­térise elle aus­si par les ren­con­tres humaines et par la con­sti­tu­tion d’un groupe de per­son­nes infor­mées de vos inten­tions de documentaristes ?

Rob Rom­bout : Il s’agit d’une tech­nique de film. Celle-ci con­siste à présen­ter pro­gres­sive­ment les per­son­nages et à entr­er au fur et à mesure dans leur psy­cholo­gie. Tout douce­ment, il s’agit de présen­ter leur intéri­or­ité, de les met­tre à nu. (…) Dans le film, le son réel a été enlevé lorsque les sujets devi­en­nent psy­chologiques afin de don­ner aux spec­ta­teurs l’impression d’entrer dans leur tête. Pour revenir à ta ques­tion, la réal­i­sa­tion et le vision­nage sont en réson­nance. Cepen­dant, il ne s’agit pas d’un film facile car il n’y a pas d’interviews syn­chrones, donc un cer­tain effort est demandé aux spec­ta­teurs. Il s’agit de leur pro­pos­er une approche impres­sion­niste mais je ne sais pas très bien com­ment les spec­ta­teurs entrent dedans.

Robert Cahen : Pour ma part, je ne suis pas sûr que les spec­ta­teurs soient con­scients de la réal­i­sa­tion. […] L’accord entre Rob et moi con­sis­tait à faire des entre­tiens. Il s’agissait d’aller dans les lieux qui sont chers aux per­son­nes inter­rogées. Par exem­ple, Lin Yi Lin, que nous avons suivi dans une rue pop­u­laire et foi­son­nante, a été filmé de der­rière, en caméra portée. Ceci fait qu’il y a une dis­tance entre lui et les spec­ta­teurs. J’envisageais cette réal­i­sa­tion aus­si comme un appren­tis­sage. Je fil­mais beau­coup et cer­taines images ont été gardées car elles étaient une pierre qui per­me­t­tait de con­stru­ire l’édifice de la présen­ta­tion de la ville. C’est le cas de la séquence avec le pois­son, […], ou encore de la scène avec les ombres chi­nois­es der­rière le tis­su rouge.

Tiphaine Lar­roque : Quelle place occupe ce doc­u­men­taire dans votre fil­mo­gra­phie ? Pensez-vous qu’il soit à part, du fait du tra­vail en col­lab­o­ra­tion, ou qu’il entre pleine­ment dans la lignée de vos autres réalisations ?

Robert Cahen : Can­ton la Chi­noise est une expéri­ence unique. Rob m’a per­mis de réalis­er ce doc­u­men­taire. Seul, j’aurais obtenu un film très dif­férent, plus proche de ce que j’ai l’habitude de faire. Ce film occupe une place impor­tante dans ma fil­mo­gra­phie, mais il n’est pas représen­tatif de mon tra­vail per­son­nel. C’est aus­si le cas du doc­u­men­taire Rodin Frag­ments (1990) réal­isé avec Roland Schaer.

Rob Rom­bout : C’est très dif­fi­cile à dire car on est tou­jours un mau­vais ana­lyste de soi-même. Ce film a été une aven­ture et une pos­si­bil­ité de jouer avec les formes. Mais il ne s’inscrit pas dans une tra­jec­toire linéaire. Moi, j’y trou­ve toute­fois une cer­taine con­ti­nu­ité. Ce doc­u­men­taire a été fait à deux et en cela, il s’apparente à ma réal­i­sa­tion actuelle Ams­ter­dam Sto­ries USA réal­isé en col­lab­o­ra­tion avec Rogi­er van Eck. Can­ton la Chi­noise est le film le moins écrit de toutes mes réal­i­sa­tions parce que je me suis adap­té à la pro­duc­tion et en plus, nous n’avions pas d’équipe de tour­nage. Le film le plus écrit est cer­taine­ment Les Pas­sagers de l’Alsace (2003). Je ne peux pas dire ce qui est mieux : moi j’aime faire les deux.

Le film Can­ton la Chi­noise fait par­tie de ce que j’ai fait, même si il aurait été dif­férent si j’avais été seul. Il a aidé à appro­fondir mes liens avec Robert. En effet, le film nous a don­né du souci et nous avons con­fron­té nos idées et nos avis. Mais c’est pré­cisé­ment ce qui nous rap­proche ; comme c’est le cas lorsque l’on vit quelque chose de fort, comme faire des études ensem­ble, par exem­ple : ça crée des liens.

Tour­nage de Can­ton la Chi­noise. À droite (ou à gauche), Robert Cahen



2. Le genre documentaire

Tiphaine Lar­roque : Robert, don­ner la parole à l’autre est-elle l’une de tes inten­tions tant pour le doc­u­men­taire Can­ton la chi­noise que pour cer­taines œuvres vidéo­graphiques qui enga­gent la parole d’un tiers ? C’est le cas de Corps flot­tants (1997) et de Chili Impres­sion (1999) qui con­vo­quent les univers des écrivains ver­nac­u­laires Sôse­ki et Neru­da. La parole est-elle pour toi une autre façon de révéler la poésie du monde qui nous entoure, celle qui car­ac­térise le regard que tu pos­es sur ton environnement ?

Robert Cahen : Oui. Don­ner la parole est tou­jours mon inten­tion (comme c’est le cas, me sem­ble-t-il, de tout réal­isa­teur). Ceci dit, lorsque Rob et moi avons don­né la parole à des tiers, ce n’est pas de la même façon et cela n’implique pas les mêmes effets que lorsque j’utilise des cita­tions d’auteurs car les écrits sont aboutis et figés. Il s’agit pour moi de don­ner à penser les images poé­tique­ment. Les images devi­en­nent alors plus fortes en échangeant avec l’écrit.

Dans le cas de Corps flot­tants, Sôse­ki parvient à fix­er des sen­sa­tions et des sen­ti­ments qui réson­naient en moi et que je pou­vais retrou­ver face au paysage Japon­ais. […] Ceci dif­fère des paroles recueil­lies dans la rue. Dans ce dernier cas, tout dépend de ce que dit la per­son­ne inter­rogée dont les pro­pos ne sont pas tou­jours intéres­sants. Pour Chili Impres­sions, c’est la même chose : la parole de Pablo Neru­da vient ajouter aux images des pen­sées rel­a­tives à la mis­ère et à la révolte d’un peu­ple. C’est un sujet dont je ne peux pas par­ler car je ne suis pas Chilien. Les textes per­me­t­tent aus­si de ponctuer les images et de pré­cis­er les impres­sions du Chili. L’importance des mots ne doit tout de même pas écras­er les images et vice versa.

Tiphaine Lar­roque : Avant Can­ton la Chi­noise, tu avais déjà réal­isé des œuvres con­sacrées à la Chine comme Hong Kong Song (1989) et Sept Visions fugi­tives (1995). Le genre doc­u­men­taire est-il une façon de revis­iter dif­férem­ment la réal­ité chi­noise que tu avais déjà approchée ?

Robert Cahen : Non, le genre doc­u­men­taire n’est pas une façon de revis­iter dif­férem­ment la réal­ité chi­noise. Mais il s’agit d’une façon d’être dans la réal­ité chi­noise et de m’éloigner de ce que j’avais déjà fait. C’est pour cette rai­son que j’ai accep­té l’approche de la réal­ité sans pass­er par des effets pour Can­ton la Chi­noise. Cepen­dant, ma démarche visait, comme c’est le cas lorsque je retouche les images, à mon­tr­er l’invisible.

Tiphaine Lar­roque : Robert, as-tu envie de renou­vel­er l’expérience de la réal­i­sa­tion d’un documentaire ?

Robert Cahen : Oui. J’ai d’ailleurs le désir, depuis plusieurs années, de réalis­er un doc­u­men­taire sur la ville de Val­paraiso au Chili, ville qui a été le sujet, entre autres, d’un doc­u­men­taire de Joris Ivens et dont Chris Mark­er a fait le com­men­taire. Cepen­dant, je ne me sens tou­jours pas doc­u­men­tariste depuis la col­lab­o­ra­tion avec Rob. Si je me lance dans la réal­i­sa­tion d’un doc­u­men­taire, il me faudrait donc chercher un con­seiller, une per­son­ne qui pour­rait m’accompagner.

Tiphaine Lar­roque : La réal­i­sa­tion d’un doc­u­men­taire est spé­ci­fique certes, mais il me sem­ble que tu as présen­té l’une de tes vidéos d’art à un fes­ti­val de documentaires.

Robert Cahen : J’ai présen­té Sept visions fugi­tives au fes­ti­val du doc­u­men­taire de Mar­seille. Les doc­u­men­taristes ont d’ailleurs été con­trar­iés que mon film soit dif­fusé dans ce cadre car, pour eux, les images de doc­u­men­taires ne doivent pas être retouchées…

Rob Rom­bout : C’est une ten­dance qui con­siste à dire que le doc­u­men­taire doit être sobre. Mais je ne suis pas de cet avis. Je pense qu’un doc­u­men­taire peut con­tenir des pris­es de vue depuis un héli­cop­tère et que les per­son­nes peu­vent aus­si être maquillées.

« D’une façon générale, je ne crois plus dans le réel. C’est une chose que je n’avais pas dite à l’époque mais je le pense de plus en plus. La per­cep­tion du réel est telle­ment per­son­nelle alors que les choses du réel, elles, se lim­i­tent au mesurable. »

Tiphaine Lar­roque : Rob, tu as dit, en 2001, lors de l’entretien non pub­lié avec Daniel Coche : « on pour­rait même se pos­er la ques­tion est-ce que les per­son­nages sont authen­tiques ? » Recherch­es-tu cette ambiguïté avec la fic­tion pour tes documentaires ?

Rob Rom­bout : Je pense que cette fron­tière entre la fic­tion et le doc­u­men­taire est éphémère. D’une façon générale, je ne crois plus dans le réel. C’est une chose que je n’avais pas dite à l’époque mais je le pense de plus en plus. […] La per­cep­tion du réel est telle­ment per­son­nelle alors que les choses du réel, elles, se lim­i­tent au mesurable : les degrés Cel­sius ou une somme d’argent par exem­ple. Mais dès qu’on par­le d’humain, il est plus dif­fi­cile de par­ler du réel. […] Et moi, je n’ai plus envie de par­ler de doc­u­men­taire et de fic­tion car le fait est que, dès que tu com­mences un doc­u­men­taire, tu fais de la fic­tion. Pour don­ner un exem­ple : imag­i­nons que je suis dans un pays musul­man où l’homosexualité n’est pas accep­tée et que le témoin ne veut pas être recon­naiss­able. Il faudrait alors le flouter, […] ou appos­er une barre noire sur ses yeux. Mais ceci le ferait pass­er pour un crim­inel. Aus­si, je préfère retran­scrire l’interview et pren­dre un acteur qui inter­prète le réel. […] Alors le grand débat est le suiv­ant : les spec­ta­teurs peu­vent se sen­tir trahis. Mais moi, je dis que ce n’est pas ça le prob­lème. […] Ce qui est impor­tant, c’est que le film marche au niveau de la per­cep­tion. Donc je suis moins fer­vent de la réal­ité. Il y a évidem­ment des lim­ites mais théorique­ment elles ne sont pas définies. Mes films sont de plus en plus portés sur le men­tal comme c’est le cas de mon film sur l’Amérique (Ams­ter­dam Sto­ries USA). […] Ain­si, lorsque l’on se préoc­cupe moins du prob­lème du doc­u­men­taire et du réel, ça donne une grande lib­erté et on se rap­proche du ciné­ma car on n’a plus toutes ces oblig­a­tions vis-à-vis de la réal­ité dont celles de tout mon­tr­er et d’être correct. […]

« Étant don­né que la télévi­sion a pris le ter­rain de la soi-dis­ant réal­ité au moyen de la téléréal­ité, je pense que le doc­u­men­taire peut main­tenant se libér­er et devenir plus interprétatif. »

Pour moi, le doc­u­men­taire est une ques­tion d’attitude. Je pré­pare, je vois les gens et je m’investis dans un monde qui n’est pas le mien. Les gens qui font de la fic­tion ne font pas ça. […] Donc, selon moi, la dif­férence ne réside pas dans le pro­duit fini mais dans l’attitude. Je pense que le doc­u­men­taire a longtemps été privé des formes du ciné­ma et qu’il faut les con­quérir afin d’utiliser un côté théâ­tral et arti­fi­ciel effi­cace dans les doc­u­men­taires. […] Étant don­né que la télévi­sion a pris le ter­rain de la soi-dis­ant réal­ité au moyen de la téléréal­ité […] je pense que le doc­u­men­taire peut main­tenant se libér­er et devenir plus inter­pré­tatif. […] Selon moi et con­traire­ment au reportage de télévi­sion, le ciné­ma doc­u­men­taire ne doit pas néces­saire­ment plaire mais il doit être unique. Il doit oser quelque chose et se livr­er à des inter­pré­ta­tions. Il s’agit pour le doc­u­men­tariste de tran­scrire une impres­sion du réel et en même temps d’intervenir sur celui-ci. Les spec­ta­teurs sont con­scients qu’ils regar­dent par le biais d’un tiers. […] Les doc­u­men­taristes doivent mon­tr­er qui ils sont et les doc­u­men­taires doivent avoir un par­ti pris. Ces dernières années, les choses ont évoluées dans ce sens et cela est posi­tif : les doc­u­men­taires sont plus expéri­men­taux. D’ailleurs, les sec­tions doc­u­men­taires et fic­tions ne sont plus appliquées à l’École car il y a trop de chevauche­ments et de mélanges. […]

Le mot « respon­s­abil­ité », même s’il est vielleux, désigne bien le tra­vail des doc­u­men­taristes qui ne sont certes pas oblig­és de tou­jours trou­ver de nou­velles formes mais qui doivent être respon­s­ables de leurs créa­tions. Ceci est moins vrai pour le jour­nal­iste car il est cou­vert par la chaîne de télévision. […]

Tiphaine Lar­roque : Pour finir, nous pour­rions par­ler de vos pro­jets actuels respec­tifs. Rob, tu as ce pro­jet de film, On the Track of Robert van Gulik, por­tant sur l’écrivain et diplo­mate hol­landais Robert Van Gulik qui était sino­logue. Pens­es-tu qu’il existe un lien entre la réal­i­sa­tion de Can­ton la Chi­noise et ce projet ?

Rob Rom­bout : Il s’agit d’un pro­jet que je qual­i­fie de roman­tique car j’y pense depuis dix ans. Mon envie de plac­er Chris­t­ian Mér­er au cen­tre de la con­struc­tion filmique de Can­ton vient un peu de là. La fonc­tion et la sit­u­a­tion de diplo­mate qu’occupe Mér­er m’ont fasciné. Van Gulik a aus­si été diplo­mate et il a fait l’expérience d’être entre deux cultures. […]

Le défi est de taille car je souhaite réalis­er ce film sans avoir recours aux archives. […] Il s’agit de recueil­lir les voix actuelles […] et de présen­ter un monde dans le monde, de faire (comme cela est égale­ment le cas dans Can­ton la Chi­noise) un écran dans l’écran en créant une dis­tance comme si on regar­dait un film. Pour ce faire, je m’autorise l’utilisation d’éléments fic­tion­nels. Étant restreint par l’absence d’archives, je peux me laiss­er aller avec la bande sonore que je tra­vaillerai de façon à ce qu’elle porte le passé. […] Autrement dit, il s’agit de créer une sorte de change­ment de temps par asso­ci­a­tion, par des tech­niques de ciné­ma de fic­tion […] c’est-à-dire avec ces moyens arti­fi­ciels comme l’avant-plan, la musique et les lettres…

Tiphaine Lar­roque : Robert, peux-tu me par­ler de l’un ou l’autre de tes pro­jets en cours ?

Robert Cahen : En ce moment, j’ai plus de pro­jets d’exposition et d’installation que de réal­i­sa­tions. Ceci dit, j’envisage de tourn­er lors de mon prochain voy­age aux Philip­pines, par­al­lèle­ment à l’exposition qui aura lieu au musée d’Art Le Mét­ro­pol­i­tain de Manille. J’envisage de tourn­er un film sur la ren­con­tre avec la nature et le milieu social. Il s’agira d’un film-poème comme Plus loin que la nuit (2005) par exem­ple. Là-bas, je retrou­verai Chris­t­ian Mér­er avec qui j’entretiens des liens d’amitié. Je lui ai com­mu­niqué un pro­jet et je lui ai aus­si demandé de faire venir mon mon­teur et cadreur Thier­ry Mau­ry afin qu’il puisse égale­ment filmer. Le voy­age est prévu en juin prochain.

Tour­nage de Can­ton la Chi­noise. À gauche, Robert Cahen