Entretien croisé
avec Robert Cahen
et Rob Rombout
par Tiphaine Larroque, 2014
Auteur, Tiphaine Larroque
Chargée de cours à la Faculté des arts de l’université de Strasbourg. Elle a été Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche en histoire de l’art dans cette même Université de 2010 à 2012. Dans la continuité de sa thèse Le Voyage dans l’art des images en mouvement de 1965 à nos jours, soutenue en juin 2010, ses recherches portent sur les genres audiovisuels du documentaire et de la fiction, sur les notions d’altérité, d’exotisme, de syncrétisme ou encore sur le glissement de l’emploi du voyage comme sujet de l’œuvre vers celui du déplacement comme matériau. Elle dirige actuellement la publication des actes de la journée d’étude « Voyages d’artistes à l’époque contemporaine : continuités et ruptures » organisée en mai 2011. À paraître : « L’œuvre vidéographique Premier Voyage (quatre jours) de Francisco Ruiz de Infante ou la mise en doute de la perception de l’Autre et de l’Ailleurs », dans Méridionalité et insularité. L’invention d’une Europe du Sud XVIIIe-XXe siècles, Presses Universitaires de Strasbourg.
Entretien avec Robert Cahen, le 22 octobre 2012 par téléphone
Entretien avec Rob Rombout, le 30 octobre 2012 via Skype
Tiphaine Larroque : Depuis 1998, date à laquelle vous avez commencé à travailler ensemble pour la réalisation de Canton la Chinoise sortie en 2001, vos appréciations de votre démarche documentaire alors mise en œuvre ont tout naturellement évolué. En effet, vous me faites part tous les deux du fait que vos réponses et vos opinions ont pu changer depuis onze ans. Cette situation est tout à fait intéressante car elle vous permet d’avoir un regard rétrospectif réfléchi sur votre entreprise documentaire. Vos témoignages actuels peuvent éclairer de façon nouvelle votre expérience singulière de collaboration qui fait de ce film un objet à la fois distinctif au sein de vos filmographies et assimilé à celles-ci. Ils donnent l’occasion de questionner les frontières de la non-fiction.
1. L’association de deux intentions documentaires distinctes
« Pour Robert Cahen, la longueur de ces plans-séquences permettait, à leur manière, de retrouver ce qui est de l’ordre de la lenteur d’un ralenti.. »
Tiphaine Larroque : Vous avez des parcours professionnels différents. Robert, tu crées des vidéos et des installations d’art. Rob, tu es professeur de cinéma à la Hogeschool St Lukas de Bruxelles et tu réalises des documentaires. Pouvez-vous parler de votre travail en collaboration en tant que créateurs aux pratiques et aux méthodes de travail différentes ?
Robert Cahen : Tout a commencé lorsque j’ai rencontré Christian Mérer, [l’une des cinq personnalités du film], lors d’un voyage en Chine au cours duquel je faisais une présentation de mon travail à Canton, Shanghai et Pékin. Christian occupait à ce moment le poste d’Attaché culturel et scientifique au Consulat de Canton. […] Cette ville, qui était en train de se modifier, a retenu mon attention pour son aspect chaotique et son dynamisme. Un an après, Philippe Avril, alors producteur des Films de l’Observatoire (maintenant de Unlimited), a soutenu mon projet de documentaire sur Canton. Le film que je souhaitais réaliser devait être différent de ma vidéo Hong Kong Song (1989). Je voulais aborder les questions propres à cette ville, les difficultés d’y vivre et rencontrer des habitants. Christian m’a accueilli à Canton lors du premier tournage effectué avec un petit financement. […] De retour en France, j’ai montré les rushes à Philippe Avril qui a pensé que je ne possédais pas une matière suffisante pour réaliser un documentaire. J’ai alors eu l’idée de contacter Rob pour qu’il prenne la fonction d’assistant et de conseiller. À Bruxelles, nous avons organisé les idées et le projet est devenu plus carré. Notre intention était de présenter la ville à travers les visions que des habitants ont de leur propre ville. Puis, nous avons effectué deux tournages en Chine. […] Au regard du travail et de l’investissement que Rob avait engagé dans la réalisation, il m’est apparu évident qu’il co-signe ce documentaire et qu’il participe au montage. Rob a tenu à ce qu’il n’y ait pas d’effets spéciaux et donc que je mette de côté ma façon habituelle de travailler. J’ai alors insisté pour qu’il y ait des plans plus longs que ceux que l’on a l’habitude de voir dans les documentaires. La longueur de ces plans-séquences permettait, à leur manière, de retrouver ce qui est de l’ordre de la lenteur d’un ralenti. La séquence au sein de laquelle les cyclistes passent de part et d’autre de la caméra par exemple dure presque deux minutes trente. Je m’étais placé au beau milieu de cette circulation et j’ai filmé en continu le flot des cyclistes qui représente, pour moi, la Chine en mouvement. […]
« Rob et moi avons une façon toute différente de travailler. Rob filme de telle sorte qu’il n’y a plus beaucoup de choses à faire au montage. Autrement dit, il se forge une idée du montage préalablement et filme en fonction de celle-ci. »
Ainsi, Rob et moi avons une façon toute différente de travailler. Rob filme de telle sorte qu’il n’y a plus beaucoup de choses à faire au montage. Autrement dit, il se forge une idée du montage préalablement et filme en fonction de celle-ci. Le rôle de la monteuse Maureen Mazurek a été primordial lors de la post-production. Bien que cela n’ait pas été facile, elle a très bien géré les discussions, les volontés de chacun de nous en proposant parfois d’autres solutions.
Rob Rombout : Dans un premier temps, je suis en effet parti avec Robert à Canton en tant qu’assistant. Je devais organiser la matière et être attentif à son projet et ses intentions. Au milieu de cette période de tournage, presque à la fin, Robert a vu une structure apparaître mais, en même temps, il voyait aussi qu’il y avait quelque chose de lui qui disparaissait. Il se trouvait avec une matière plus structurée mais moins représentative de sa personnalité et de son esthétique. Nous avons travaillé ensemble et nous devions être plus méthodique dans notre travail, l’un vis-à-vis de l’autre. En fait, j’ai mis trop l’accent sur mes cadrages dont le style se distingue du sien : d’où la décision de faire un film ensemble.
Robert Cahen : À ce propos, ce n’est pas moi qui ai nécessairement tourné toutes les images esthétiques et ce n’est par Rob qui a enregistré toutes celles qui présentent un aspect plus documentaire. Par exemple, j’ai filmé un train de marchandises depuis un pont. Ce plan-séquence peut évoquer a priori l’esthétique documentaire. Inversement, Rob a filmé la pluie depuis l’intérieur d’un taxi arrêté. En glissant à flot sur la paroi du pare-brise, l’eau déforme les images de la rue. Ce plan-séquence, placé au tout début du film, paraît retravaillé et peut faire penser à mon travail de retouche sur les images.
Tiphaine Larroque : Si le premier tournage a été effectué par Robert, pour toi, Rob, le projet du film a débuté avec le visionnage de rushes. Avais-tu déjà visité la Chine auparavant ou l’as-tu approchée pour la première fois par le biais d’images ? Les rushes de Robert t’ont-ils orienté dans ton point de vue et dans ta démarche documentaire ?
Rob Rombout : Oui, ce voyage a été mon premier en Chine. Mais les images de Robert n’ont pas changé mon optique de travail. Robert avait fait appel à moi car il souhaitait faire un documentaire et donc un film destiné à être diffusé dans un autre réseau que celui des films d’art. Il voulait réaliser un film qui surpasse les frontières entre le court-métrage, le film d’art et le documentaire. Le problème de Robert, lorsqu’il a fait appel à moi, était un problème de post-production. La nouveauté pour lui était l’élaboration d’une narration qui n’entre pas en ligne de compte pour la réalisation de vidéo d’art. […] Lorsque j’ai visionné les rushes de Robert, je n’ai pas vu de structure et de cohérence. Il s’agissait d’une série d’impressions sans toutefois être des images identifiables comme étant « du Robert Cahen ». Pour moi, il s’agissait d’une matière de base à mettre en forme, à structurer pour en faire un documentaire.
« Selon moi, Robert adopte une attitude vis-à-vis du réel comparable à celle d’un photographe ou d’un peintre : il filme ce qui le touche. »
Selon moi, Robert adopte une attitude vis-à-vis du réel comparable à celle d’un photographe ou d’un peintre : il filme ce qui le touche. Il n’avait pas l’habitude de rencontrer des gens et de s’investir auprès d’eux. D’ailleurs c’était une discussion permanente entre nous. Je trouvais qu’il tournait trop vite. Pour ma part, j’ai l’habitude de faire des recherches avant le tournage. J’attends beaucoup avant de tourner et je sais déjà tout sur le sujet au moment où je filme. Robert, lui, est plus intuitif. Cette situation était très intéressante. Nos deux attitudes étaient très différentes et nous n’avions pas préparé cela.
Tiphaine Larroque : Oui Rob et, en général, les sujets et l’univers de tes films te sont familiers. Or, là, il s’agissait d’un sujet et d’un site que tu n’avais pas choisis de traiter et que tu ne connaissais pas particulièrement. As-tu été dépaysé ?
Rob Rombout : La Chine a été un choc pour moi car je n’avais pas d’accroche. Ce n’était pas tant la langue et la culture qui me déstabilisaient que cette Chine urbaine. J’étais doublement perdu : dépaysé en Chine et perdu dans cette collaboration dont les rôles de chacun de nous n’étaient pas déterminés. […] Dans cette incertitude, il restait, pour moi, une certitude, une chose claire : c’était le diplomate Christian Mérer. Ce dernier est alors apparu comme un guide. Il donnait l’impression qu’il connaissait bien Canton mais en même temps, nous, on voyait qu’il restait en quelque sorte à l’extérieur. On s’est alors reconnu en lui. Il est en effet plus dur de se reconnaître dans un Chinois. Sinon, il faut qu’il y ait un minimum de choses en commun et de références communes. […] Selon moi, toutes les personnes du film sont un peu comme Robert et moi : ils font de l’art. […] Ceci dit, le personnage qui était le plus proche de nous était Christian qui est français. Il était une personnalité plus facile à saisir. On avait l’intention de faire un documentaire sur la Chine mais on s’est arrêté à la France, à un aspect qui était proche de nous et dans lequel on se reconnaissait. […] Passer par le point de vue d’une personne connaisseuse mais étrangère au sujet est, selon l’opinion, tout ce qu’il ne faut pas faire dans la réalisation d’un documentaire. Souvent, les documentaires cherchent à montrer la Chine profonde mais nous on s’est arrêté quelque part avant. C’est comme un échec et nous nous sommes trouvés face à nos limites. Mais cela me plaît. Cette sorte d’échec pouvait être incarnée par un personnage et on avait le protagoniste tout désigné : Christian Mérer. À l’époque, on montrait la Chine comme l’Extrême-Orient […] au détriment du côté existentialiste de la Chine moderne dont nous avons réussi à rendre compte. Le film donne un peu de cette Chine moderne. Mais peut-être que je me trompe. C’était, je pense, le but. […]
Robert Cahen : L’objectif pour moi était de parvenir au bout de ce que les personnes interviewées avaient à dire. Il faut qu’elles aient tout dit sur leur histoire et que leur entièreté soit rendue dans le film. Par exemple, l’éditeur Chen Tong témoigne de la difficulté de publier en Chine puis il choisit de lire un extrait du roman Murphy de Samuel Beckett. Ceci souligne sa marginalité. De même, Carine dévoile d’abord sa jeunesse puis elle nous a confié ses sentiments sur le mariage et sur la politique familiale en Chine. […] Christian Mérer, lui, navigue dans toutes ces histoires individuelles. Il est l’Européen qui cherche à s’acclimater et qui reste le passeur du film. Pour nous, il s’agissait de composer avec ce que chaque personne nous donnait. Les entretiens à Canton, et de façon plus générale en Asie, demandent de passer du temps avec les personnes pour qu’elles livrent des informations intéressantes. Nous avons passé plusieurs heures avec chacune des cinq personnes que Christian nous avait permis de rencontrer.
« Les spectateurs découvrent progressivement les liens entre les personnes filmées. Cette technique consiste à présenter progressivement les personnages et à entrer au fur et à mesure dans leur psychologie. Tout doucement, il s’agit de présenter leur intériorité, de les mettre à nu. »
Tiphaine Larroque : Les spectateurs découvrent progressivement les liens entre les personnes filmées. Ceci met l’accent sur les échanges humains et professionnels. Est-ce une façon de faire écho à l’expérience de la réalisation ? Car cette dernière se caractérise elle aussi par les rencontres humaines et par la constitution d’un groupe de personnes informées de vos intentions de documentaristes ?
Rob Rombout : Il s’agit d’une technique de film. Celle-ci consiste à présenter progressivement les personnages et à entrer au fur et à mesure dans leur psychologie. Tout doucement, il s’agit de présenter leur intériorité, de les mettre à nu. (…) Dans le film, le son réel a été enlevé lorsque les sujets deviennent psychologiques afin de donner aux spectateurs l’impression d’entrer dans leur tête. Pour revenir à ta question, la réalisation et le visionnage sont en résonnance. Cependant, il ne s’agit pas d’un film facile car il n’y a pas d’interviews synchrones, donc un certain effort est demandé aux spectateurs. Il s’agit de leur proposer une approche impressionniste mais je ne sais pas très bien comment les spectateurs entrent dedans.
Robert Cahen : Pour ma part, je ne suis pas sûr que les spectateurs soient conscients de la réalisation. […] L’accord entre Rob et moi consistait à faire des entretiens. Il s’agissait d’aller dans les lieux qui sont chers aux personnes interrogées. Par exemple, Lin Yi Lin, que nous avons suivi dans une rue populaire et foisonnante, a été filmé de derrière, en caméra portée. Ceci fait qu’il y a une distance entre lui et les spectateurs. J’envisageais cette réalisation aussi comme un apprentissage. Je filmais beaucoup et certaines images ont été gardées car elles étaient une pierre qui permettait de construire l’édifice de la présentation de la ville. C’est le cas de la séquence avec le poisson, […], ou encore de la scène avec les ombres chinoises derrière le tissu rouge.
Tiphaine Larroque : Quelle place occupe ce documentaire dans votre filmographie ? Pensez-vous qu’il soit à part, du fait du travail en collaboration, ou qu’il entre pleinement dans la lignée de vos autres réalisations ?
Robert Cahen : Canton la Chinoise est une expérience unique. Rob m’a permis de réaliser ce documentaire. Seul, j’aurais obtenu un film très différent, plus proche de ce que j’ai l’habitude de faire. Ce film occupe une place importante dans ma filmographie, mais il n’est pas représentatif de mon travail personnel. C’est aussi le cas du documentaire Rodin Fragments (1990) réalisé avec Roland Schaer.
Rob Rombout : C’est très difficile à dire car on est toujours un mauvais analyste de soi-même. Ce film a été une aventure et une possibilité de jouer avec les formes. Mais il ne s’inscrit pas dans une trajectoire linéaire. Moi, j’y trouve toutefois une certaine continuité. Ce documentaire a été fait à deux et en cela, il s’apparente à ma réalisation actuelle Amsterdam Stories USA réalisé en collaboration avec Rogier van Eck. Canton la Chinoise est le film le moins écrit de toutes mes réalisations parce que je me suis adapté à la production et en plus, nous n’avions pas d’équipe de tournage. Le film le plus écrit est certainement Les Passagers de l’Alsace (2003). Je ne peux pas dire ce qui est mieux : moi j’aime faire les deux.
Le film Canton la Chinoise fait partie de ce que j’ai fait, même si il aurait été différent si j’avais été seul. Il a aidé à approfondir mes liens avec Robert. En effet, le film nous a donné du souci et nous avons confronté nos idées et nos avis. Mais c’est précisément ce qui nous rapproche ; comme c’est le cas lorsque l’on vit quelque chose de fort, comme faire des études ensemble, par exemple : ça crée des liens.
2. Le genre documentaire
Tiphaine Larroque : Robert, donner la parole à l’autre est-elle l’une de tes intentions tant pour le documentaire Canton la chinoise que pour certaines œuvres vidéographiques qui engagent la parole d’un tiers ? C’est le cas de Corps flottants (1997) et de Chili Impression (1999) qui convoquent les univers des écrivains vernaculaires Sôseki et Neruda. La parole est-elle pour toi une autre façon de révéler la poésie du monde qui nous entoure, celle qui caractérise le regard que tu poses sur ton environnement ?
Robert Cahen : Oui. Donner la parole est toujours mon intention (comme c’est le cas, me semble-t-il, de tout réalisateur). Ceci dit, lorsque Rob et moi avons donné la parole à des tiers, ce n’est pas de la même façon et cela n’implique pas les mêmes effets que lorsque j’utilise des citations d’auteurs car les écrits sont aboutis et figés. Il s’agit pour moi de donner à penser les images poétiquement. Les images deviennent alors plus fortes en échangeant avec l’écrit.
Dans le cas de Corps flottants, Sôseki parvient à fixer des sensations et des sentiments qui résonnaient en moi et que je pouvais retrouver face au paysage Japonais. […] Ceci diffère des paroles recueillies dans la rue. Dans ce dernier cas, tout dépend de ce que dit la personne interrogée dont les propos ne sont pas toujours intéressants. Pour Chili Impressions, c’est la même chose : la parole de Pablo Neruda vient ajouter aux images des pensées relatives à la misère et à la révolte d’un peuple. C’est un sujet dont je ne peux pas parler car je ne suis pas Chilien. Les textes permettent aussi de ponctuer les images et de préciser les impressions du Chili. L’importance des mots ne doit tout de même pas écraser les images et vice versa.
Tiphaine Larroque : Avant Canton la Chinoise, tu avais déjà réalisé des œuvres consacrées à la Chine comme Hong Kong Song (1989) et Sept Visions fugitives (1995). Le genre documentaire est-il une façon de revisiter différemment la réalité chinoise que tu avais déjà approchée ?
Robert Cahen : Non, le genre documentaire n’est pas une façon de revisiter différemment la réalité chinoise. Mais il s’agit d’une façon d’être dans la réalité chinoise et de m’éloigner de ce que j’avais déjà fait. C’est pour cette raison que j’ai accepté l’approche de la réalité sans passer par des effets pour Canton la Chinoise. Cependant, ma démarche visait, comme c’est le cas lorsque je retouche les images, à montrer l’invisible.
Tiphaine Larroque : Robert, as-tu envie de renouveler l’expérience de la réalisation d’un documentaire ?
Robert Cahen : Oui. J’ai d’ailleurs le désir, depuis plusieurs années, de réaliser un documentaire sur la ville de Valparaiso au Chili, ville qui a été le sujet, entre autres, d’un documentaire de Joris Ivens et dont Chris Marker a fait le commentaire. Cependant, je ne me sens toujours pas documentariste depuis la collaboration avec Rob. Si je me lance dans la réalisation d’un documentaire, il me faudrait donc chercher un conseiller, une personne qui pourrait m’accompagner.
Tiphaine Larroque : La réalisation d’un documentaire est spécifique certes, mais il me semble que tu as présenté l’une de tes vidéos d’art à un festival de documentaires.
Robert Cahen : J’ai présenté Sept visions fugitives au festival du documentaire de Marseille. Les documentaristes ont d’ailleurs été contrariés que mon film soit diffusé dans ce cadre car, pour eux, les images de documentaires ne doivent pas être retouchées…
Rob Rombout : C’est une tendance qui consiste à dire que le documentaire doit être sobre. Mais je ne suis pas de cet avis. Je pense qu’un documentaire peut contenir des prises de vue depuis un hélicoptère et que les personnes peuvent aussi être maquillées.
« D’une façon générale, je ne crois plus dans le réel. C’est une chose que je n’avais pas dite à l’époque mais je le pense de plus en plus. La perception du réel est tellement personnelle alors que les choses du réel, elles, se limitent au mesurable. »
Tiphaine Larroque : Rob, tu as dit, en 2001, lors de l’entretien non publié avec Daniel Coche : « on pourrait même se poser la question est-ce que les personnages sont authentiques ? » Recherches-tu cette ambiguïté avec la fiction pour tes documentaires ?
Rob Rombout : Je pense que cette frontière entre la fiction et le documentaire est éphémère. D’une façon générale, je ne crois plus dans le réel. C’est une chose que je n’avais pas dite à l’époque mais je le pense de plus en plus. […] La perception du réel est tellement personnelle alors que les choses du réel, elles, se limitent au mesurable : les degrés Celsius ou une somme d’argent par exemple. Mais dès qu’on parle d’humain, il est plus difficile de parler du réel. […] Et moi, je n’ai plus envie de parler de documentaire et de fiction car le fait est que, dès que tu commences un documentaire, tu fais de la fiction. Pour donner un exemple : imaginons que je suis dans un pays musulman où l’homosexualité n’est pas acceptée et que le témoin ne veut pas être reconnaissable. Il faudrait alors le flouter, […] ou apposer une barre noire sur ses yeux. Mais ceci le ferait passer pour un criminel. Aussi, je préfère retranscrire l’interview et prendre un acteur qui interprète le réel. […] Alors le grand débat est le suivant : les spectateurs peuvent se sentir trahis. Mais moi, je dis que ce n’est pas ça le problème. […] Ce qui est important, c’est que le film marche au niveau de la perception. Donc je suis moins fervent de la réalité. Il y a évidemment des limites mais théoriquement elles ne sont pas définies. Mes films sont de plus en plus portés sur le mental comme c’est le cas de mon film sur l’Amérique (Amsterdam Stories USA). […] Ainsi, lorsque l’on se préoccupe moins du problème du documentaire et du réel, ça donne une grande liberté et on se rapproche du cinéma car on n’a plus toutes ces obligations vis-à-vis de la réalité dont celles de tout montrer et d’être correct. […]
« Étant donné que la télévision a pris le terrain de la soi-disant réalité au moyen de la téléréalité, je pense que le documentaire peut maintenant se libérer et devenir plus interprétatif. »
Pour moi, le documentaire est une question d’attitude. Je prépare, je vois les gens et je m’investis dans un monde qui n’est pas le mien. Les gens qui font de la fiction ne font pas ça. […] Donc, selon moi, la différence ne réside pas dans le produit fini mais dans l’attitude. Je pense que le documentaire a longtemps été privé des formes du cinéma et qu’il faut les conquérir afin d’utiliser un côté théâtral et artificiel efficace dans les documentaires. […] Étant donné que la télévision a pris le terrain de la soi-disant réalité au moyen de la téléréalité […] je pense que le documentaire peut maintenant se libérer et devenir plus interprétatif. […] Selon moi et contrairement au reportage de télévision, le cinéma documentaire ne doit pas nécessairement plaire mais il doit être unique. Il doit oser quelque chose et se livrer à des interprétations. Il s’agit pour le documentariste de transcrire une impression du réel et en même temps d’intervenir sur celui-ci. Les spectateurs sont conscients qu’ils regardent par le biais d’un tiers. […] Les documentaristes doivent montrer qui ils sont et les documentaires doivent avoir un parti pris. Ces dernières années, les choses ont évoluées dans ce sens et cela est positif : les documentaires sont plus expérimentaux. D’ailleurs, les sections documentaires et fictions ne sont plus appliquées à l’École car il y a trop de chevauchements et de mélanges. […]
Le mot « responsabilité », même s’il est vielleux, désigne bien le travail des documentaristes qui ne sont certes pas obligés de toujours trouver de nouvelles formes mais qui doivent être responsables de leurs créations. Ceci est moins vrai pour le journaliste car il est couvert par la chaîne de télévision. […]
Tiphaine Larroque : Pour finir, nous pourrions parler de vos projets actuels respectifs. Rob, tu as ce projet de film, On the Track of Robert van Gulik, portant sur l’écrivain et diplomate hollandais Robert Van Gulik qui était sinologue. Penses-tu qu’il existe un lien entre la réalisation de Canton la Chinoise et ce projet ?
Rob Rombout : Il s’agit d’un projet que je qualifie de romantique car j’y pense depuis dix ans. Mon envie de placer Christian Mérer au centre de la construction filmique de Canton vient un peu de là. La fonction et la situation de diplomate qu’occupe Mérer m’ont fasciné. Van Gulik a aussi été diplomate et il a fait l’expérience d’être entre deux cultures. […]
Le défi est de taille car je souhaite réaliser ce film sans avoir recours aux archives. […] Il s’agit de recueillir les voix actuelles […] et de présenter un monde dans le monde, de faire (comme cela est également le cas dans Canton la Chinoise) un écran dans l’écran en créant une distance comme si on regardait un film. Pour ce faire, je m’autorise l’utilisation d’éléments fictionnels. Étant restreint par l’absence d’archives, je peux me laisser aller avec la bande sonore que je travaillerai de façon à ce qu’elle porte le passé. […] Autrement dit, il s’agit de créer une sorte de changement de temps par association, par des techniques de cinéma de fiction […] c’est-à-dire avec ces moyens artificiels comme l’avant-plan, la musique et les lettres…
Tiphaine Larroque : Robert, peux-tu me parler de l’un ou l’autre de tes projets en cours ?
Robert Cahen : En ce moment, j’ai plus de projets d’exposition et d’installation que de réalisations. Ceci dit, j’envisage de tourner lors de mon prochain voyage aux Philippines, parallèlement à l’exposition qui aura lieu au musée d’Art Le Métropolitain de Manille. J’envisage de tourner un film sur la rencontre avec la nature et le milieu social. Il s’agira d’un film-poème comme Plus loin que la nuit (2005) par exemple. Là-bas, je retrouverai Christian Mérer avec qui j’entretiens des liens d’amitié. Je lui ai communiqué un projet et je lui ai aussi demandé de faire venir mon monteur et cadreur Thierry Maury afin qu’il puisse également filmer. Le voyage est prévu en juin prochain.