Doc­u­men­taire poétique

par Marc-Emmanel Mélon, 1999

Il est déjà suff­isam­ment malaisé de déter­min­er la sim­ple notion de doc­u­men­taire pour ne pas créer, dans le champ vidéo­graphique, de nou­velles caté­gories aux con­tours plus flous et plus sub­tils encore. Mon inten­tion n’est donc pas de chercher à jus­ti­fi­er théorique­ment l’in­ti­t­ulé de cette notice mais seule­ment de rassem­bler sous son large et con­fort­able man­teau quelques ban­des qui, à mes yeux, témoignent de cer­tains traits de car­ac­tères com­muns tour en con­ser­vant aus­si leur impre­scriptible iden­tité.
Je dirai seule­ment que, si genre il y a, il ne s’op­pose pas pour autant au doc­u­men­taire social que j’ex­am­ine par ailleurs, dont les ban­des les plus remar­quables, par exem­ple celles des frères Dar­d­enne, peu­vent avoir été traitées de manière délibéré­ment poé­tique. Il ne s’ag­it donc pas de dis­soci­er une thé­ma­tique — sociale en l’occurrence — d’un traite­ment formel, mais sim­ple­ment de les envis­ager séparé­ment. J’a­joute que la notion de doc­u­men­taire poé­tique a déjà été intu­itive­ment perçue par Vit­to­rio Fagone qui l’avait repérée dans la vidéo belge et dénom­mée doc­u­men­taire inter­pré­tatif.

« Sans doute l’émergence du doc­u­men­taire poé­tique en tant que genre dis­tinct cor­re­spond-elle d’une part à l’es­souf­fle­ment du vidéo-art et d’autre part à la rad­i­cal­i­sa­tion du doc­u­men­taire social. »

Je con­state enfin que les ban­des les plus sig­ni­fica­tives par­mi celles envis­agées ici ont pour la plu­part été réal­isées entre 1984 et 1990, c’est-à-dire après l’âge d’or de la vidéo de créa­tion qui court sur la pre­mière moitié de la décen­nie. Sans doute l’émergence du doc­u­men­taire poé­tique en tant que genre dis­tinct cor­re­spond-elle d’une part à l’es­souf­fle­ment du vidéo-art et d’autre part à la rad­i­cal­i­sa­tion du doc­u­men­taire social qui se réfugie à par­tir de ce moment sur les valeurs tra­di­tion­nelles du ciné­ma doc­u­men­taire et du reportage télévisé. S’il existe en tant que tel, le doc­u­men­taire poé­tique aurait donc hérité des recherch­es styl­is­tiques menées respec­tive­ment par ces deux branch­es tra­di­tion­nelle­ment opposées de la vidéo de créa­tion et ten­terait, naïve­ment peut-être, leur dif­fi­cile réunification.

Extrait d’Entre deux tours, par Rob Rom­bout, 1987

Envis­ageons à présent l’un après l’autre ces dif­férents car­ac­tères com­muns que sem­blent pos­séder les ban­des ici retenues. Pre­mier car­ac­tère : ces vidéo­grammes sont bien des doc­u­men­taires, en ce sens qu’ils puisent dans la réal­ité l’essen­tiel de leur matéri­au filmique. L’ob­jet qui con­stitue le pré­texte néces­saire à la réal­i­sa­tion du vidéo­gramme peut être extrême­ment diver­si­fié : la pause de nuit d’une équipe de tra­vail dans une grande usine sidérurgique lié­geoise (Ronde de nuit de Jean-Claude Riga, 1984 ), le tra­vail d’un vieux car­ri­er (Fin de car­rière de Nicole Widart et Claude Bouché, 1985), une tour fan­tas­tique élevée de ses pro­pres mains par un Fac­teur Cheval belge, paci­fiste et exégète de l’Apoc­a­lypse (Entre deux tours de Rob Rom­bout, 1987), le voy­age du train Paris-Moscou (Nord Express de Rob Rom­bout, 1990). Autre trait par­ti­c­uli­er de ces ban­des : leur objet est fréquem­ment de nature artis­tique : la pein­ture du jeune lié­geois Pao­lo Gas­parot­to (Com­ment dire ? d’Ed­dy Luy­ckx, 1983), la pho­togra­phie de Gus­tave Maris­si­aux qui, au début du siè­cle, pho­tographi­ait de la même manière Venise et les char­bon­nages lié­geois (Embaume, de Marc-Emmanuel Mélon, 1984), la sculp­ture funéraire au XIXe siè­cle (Atlantide de Michel Cou­turi­er et Marc-Emmanuel, 1989). Si ces pré­textes sont le point de départ d’une réflex­ion de plus vaste enver­gure, elles sont sou­vent aus­si le point d’ar­rivée du vidéo­gramme qui boucle une tra­jec­toire assez large en revenant sur son objet ini­tial. L’ex­em­ple le plus frap­pant est sans doute Com­ment dire ? d’Ed­dy Luy­ckx qui se présente au départ comme un doc­u­men­taire sur la pein­ture de Pao­lo Gas­parot­to. Luy­ckx ne filme pas le pein­tre au tra­vail. Il expose sim­ple­ment sa pein­ture puis s’échappe dans un univers dur et chao­tique : une jeune femme seule dans son apparte­ment, un jeune homme, hand­i­capé moteur, qui cir­cule dans la ville, butte con­tre les volets clos, s’ex­erce à danser avec ses béquilles, seul sur la piste du danc­ing. Univers d’im­puis­sance, d’amer­tume, de soli­tude et de vio­lence con­tenue, pré­cisé­ment celui qui exsude de la pein­ture brute de Gasparotto.

Extrait d’Entre deux tours, par Rob Rom­bout, 1987

Deux­ième car­ac­tère. À ce pre­mier volet (la réal­ité) qui leur sert de pré­texte, ces vidéastes attachent un sec­ond qui serait le con­tre­point du pre­mier, ou le faire-val­oir, ou encore la métaphore, inscrivant d’emblée ce genre de doc­u­men­taire dans une struc­ture duelle qui peut être sous-jacente ou claire­ment appar­ente. Fin de car­rière alterne de façon sys­té­ma­tique le tra­vail du car­ri­er au fond de sa galerie et ses loisirs au vil­lage (ker­messe, course cycliste, bal, etc.). Atlantide fran­chit le pas­sage étroit qui sépare le monde des morts, représen­té par les sculp­tures funéraires, du monde des vivants où des pas­sants fugi­tifs cir­cu­lent d’un pas pressé sous les por­tiques de la ville, où des auto­mo­bilistes se suc­cè­dent à la caisse d’un péage autorouti­er. Images opposées de deux tem­po­ral­ités dif­férentes, l’une qui dure au-delà des ans, l’autre qui passe instan­ta­né­ment.
Dans Embaume, la struc­ture duelle s’ex­erce à plusieurs niveaux : il faut deux yeux pour voir, deux yeux pour regarder de vieilles images stéréo­scopiques, c’est-à-dire pour voir les choses en pro­fondeur, deux yeux pour com­pren­dre la dimen­sion com­mune qui peut exis­ter entre deux réal­ités dif­férentes, par exem­ple entre Venise et les char­bon­nages de la région lié­geoise que Gus­tave Maris­si­aux a pho­tographiés en 1904. Il faut aus­si deux yeux pour percevoir la dis­tance qui sépare l’im­age anci­enne — l’im­age du tra­vail dans la mine — de la réal­ité actuelle — celle des car­cass­es en ruine d’une indus­trie dis­parue. On com­prend alors com­bi­en cette œuvre pho­tographique qui regar­dait la mine comme si c’é­tait Venise est dev­enue aujour­d’hui le témoin ultime et ô com­bi­en frag­ile d’un monde dont les dernières traces matérielles dis­parais­sent inexorablement.

« Nord Express, voy­age européen d’ouest en est, voy­age entre passé et présent, voy­age à tra­vers les traces d’un siè­cle d’His­toire et qui décou­vre les prémices d’une Europe future. »

Enfin, la dual­ité régit rad­i­cale­ment la struc­ture formelle du vidéo­gramme de Rob Rom­bout, Entre deux tours. À la tour con­stru­ite par le tailleur de pierre paci­fiste, Rom­bout oppose celle d’un ancien char­bon­nage situé aux Pays-Bas et que l’OTAN réu­tilise pour accrocher des antennes radar. Le par­al­lélisme est délibéré­ment sché­ma­tique entre la tour de la guerre et celle de la paix. De l’une à l’autre, une jeune Viet­nami­enne roule à vive allure, tra­ver­sant une fron­tière invis­i­ble et ten­tant de join­dre, ne fût-ce que sym­bol­ique­ment, les deux extrêmes. La tra­ver­sée des fron­tières est un thème qui revient dans le dernier vidéo­gramme de Rom­bout, Nord Express, où il a une forte valeur sym­bol­ique en cette année 1990. De Paris à Moscou, le train va tra­vers­er les grandes villes européennes de l’après-guerre froide, roulant sur des voies posées depuis un siè­cle, un siè­cle de guer­res, de murs et de bar­belés que l’on efface à peine. Voy­age européen d’ouest en est, voy­age entre passé et présent, voy­age à tra­vers les traces d’un siè­cle d’His­toire et qui décou­vre les prémices d’une Europe future.

Extrait de Nord Express, par Rob Rom­bout, 1990

« Jean-Claude Riga, avec Ronde de nuit, et Rob Rom­bout, avec Entre deux tours,  témoignent du rôle essen­tiel que joue le traite­ment plas­tique dans la con­fig­u­ra­tion struc­turelle du doc­u­men­taire poé­tique et aus­si dans le sens glob­al qu’il peut produire. »

Troisième car­ac­tère. Cette dual­ité que l’on retrou­ve comme une con­stante formelle est cimen­tée par le traite­ment plas­tique de l’im­age, du mon­tage ou du mix­age élec­tron­ique. On point­era par exem­ple quelques pages de haute vir­tu­osité dans le mon­tage de Fin de car­rière, quelques belles incrus­ta­tions dans Embaume (les yeux du per­son­nage prin­ci­pal dans un vieux stéréo­scope) et dans Atlantide (les fleurs naturelles qui poussent au milieu des fleurs de mar­bre). Mais ce sont surtout Jean-Claude Riga, avec Ronde de nuit, et Rob Rom­bout, avec Entre deux tours, qui témoignent du rôle essen­tiel que joue le traite­ment plas­tique dans la con­fig­u­ra­tion struc­turelle du doc­u­men­taire poé­tique et aus­si dans le sens glob­al qu’il peut pro­duire.
Rom­bout est passé maître dans l’art du mix­age élec­tron­ique des images. Un repérage extrême­ment minu­tieux des lieux de tour­nage lui a per­mis d’ac­col­er dans la même « page » vidéo les deux tours situées à une trentaine de kilo­mètres l’une de l’autre. Le volet élec­tron­ique qui les sépare est réal­isé avec une telle minu­tie qu’il devient totale­ment invis­i­ble. La con­ti­nu­ité du paysage et une per­spec­tive très bien cal­culée pour obtenir les deux tours à la même échelle con­tribuent en out­re à la réus­site de l’ef­fet. Tout le vidéo­gramme de Rom­bout est ain­si sché­ma­tisé en une seule image.
Chez Riga, c’est la pic­tural­ité des images vidéo qui nous incite à chercher dans Ronde de nuit une autre valeur que stricte­ment doc­u­men­taire. Le traite­ment des lumières et des couleurs ouvre le vidéo­gramme à une dimen­sion supérieure, plus uni­verselle, celle de la mytholo­gie du feu et de la maîtrise de la matière. Riga nous invite à retrou­ver, dans la métal­lurgie d’aujourd’hui, l’envoûtement d’une tech­nolo­gie sécu­laire qui, dans les sociétés anci­ennes, con­férait à celui qui la pos­sé­dait un pou­voir que l’on croy­ait sur­na­turel. Riga exploite à mer­veille, en les éclairant judi­cieuse­ment, les nuages de fumée et les dégage­ments de vapeur qui s’échap­pent des fours à coke, noy­ant sous leur mou­ton­nement col­oré le dan­ger du tra­vail. La magie de l’é­clairage trans­forme en une féerie lumineuse et enchanter­esse ces vapeurs pour­tant âcres et tox­iques dont les ouvri­ers se pro­tè­gent en se cou­vrant le vis­age d’un foulard. On pense aux pho­togra­phies pris­es qua­tre-vingts ans plus tôt, quai au même endroit, par Gus­tave Maris­si­aux (…) Embaume, Riga, comme Maris­si­aux, utilise un max­i­mum d’écrans naturels qui opaci­fient la réal­ité, la cou­vrent d’un ver­nis pig­men­té dont il gère artis­tique­ment les rap­ports de couleurs. Ces écrans ne sont pas seule­ment gazeux. Ce peut être les vit­res salies des cab­ines de pilotage des machines, à tra­vers lesquelles il filme les hommes au tra­vail. Riga prof­ite égale­ment des con­tre-jours provo­qués par la matière en fusion et qui dessi­nent en ombre chi­noise le pro­fil des ouvri­ers qui dessi­nent en ombre chi­noise le pro­fil des ouvri­ra qui s’activent. Par analo­gie avec l’œuvre de Maris­si­aux, on pour­rait dire de Riga qu’il réal­ité un vidéo­gramme pic­to­ri­al­iste. Cepen­dant, le pic­to­ri­al­isme en pho­togra­phie n’était pas dénué d’idéologie sous-jacente. Il expri­mait la toute-puis­sance de la bour­geoise soucieuse de val­oris­er son image par la pra­tique d’une pho­togra­phie dite « artis­tique » dans laque­lle la réal­ité — par exem­ple celle du monde du tra­vail — n’avait pas sa place. Jean-Claude Riga n’a évidem­ment rien d’un idéo­logue bour­geois. Cepen­dant, son vidéo­gramme, parce qu’il estompe la réal­ité du tra­vail sous un superbe enduit pic­tur­al, n’est pas à l’abri d’une telle inter­pré­ta­tion. Ronde de nuit porte bien son nom. On ne joue pas inno­cem­ment avec les « belles images ».

Extrait de Nord Express, par Rob Rom­bout, 1990